Chronique / Le masque de l'ironie
Socrate portait un masque et il a toujours servi de masque à ceux qui ont parlé de lui. Ce masque était celui de l’ironie. Pour Kierkegaard, le mérite de Socrate est d’avoir été non un philosophe spéculatif qui oublie ce que c’est que d’exister, mais un penseur existentiel. Et on sait que la catégorie fondamentale de l’existence, celle dont Socrate a été l’inventeur, c’es l’Individu, l’Unique. D’où la nécessité pour lui comme pour Kierkegaard ou Nietzsche - qui disait que «la médiocrité est le masque le plus heureux que puisse porter l’esprit supérieur» - de demeurer dans le registre du banal, voire du superficiel: c’est la condition pour rester en contact avec les autres hommes, même s’ils n’en sont pas conscients.
Mais cet artifice pédagogique compterait pour peu si le philosophe ne mettait Eros à son service. Le philosophe existentiel joue de toutes les armes de la séduction. Il n’est que de lire Le Banquet de Platon pour s’en convaincre ou d’observer plus près de nous Kierkegaard, Nietzsche ou Wittgenstein. Plus les vérités qu’ils veulent enseigner sont profondes, plus il leur faudra troubler les sens en leur faveur. Nietzsche connaissait bien l’étrange séduction exercée par Socrate, «ce charmeur de rats, disait-il, cet Athénien malicieux et amoureux qui faisait trembler et sangloter les jeunes gens les plus pleins d’eux-mêmes.» Il aime et jalouse en Socrate ce qu’il voudrait être lui-même : le séducteur, l’éducateur, le guide des âmes.
Mais que serait la séduction exercée par Socrate sur la postérité sans sa mort? Le Christ sans la crucifixion, Socrate sans la cigüe, Nietzsche sans la folie, Cioran sans sa décrépitude... la magie se dissiperait aussitôt. Pour que la philosophie devienne mythe et que le mythe nous ramène à une réflexion sur notre propre vie, encore faut-il que la séduction s’exerce jusque dans le choix de notre propre mort. Alors seulement on peut inscrire sur le tombeau du philosophe ce que Kierkegaard aurait voulu que l’on inscrivît sur son propre tombeau: «Il fut l’Individu.» Je ne le sais que trop et je ne parviens pas à m’y résoudre.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
4 Commentaires
@Ph.L. 25.10.2019 | 13h07
«Conclusion énigmatique pour un très beau texte, à la gloire des plus grands. Roland Jaccard parle-t-il vraiment du suicide, à propos du "choix de notre propre mort"? Cela n'est peut-être pas aussi évident qu'il y paraît... La question, en tout cas, est intéressante, mais, à mon avis, ni Socrate, ni Jeshoua ne se sont sont suicidés, ils ont "été suicidés" par la société en acceptant l'un et l'autre des condamnations injustes, sans rien faire contre cette injustice dont ils étaient les témoins parfaitement lucides. Bref, leur mort avait un sens. Et, par conséquent, leur vie aussi.»
@Roland J. 25.10.2019 | 14h01
«Le Suicide est l’arme des âmes rebelles et charitables!»
@Ph.L. 27.10.2019 | 12h17
«Votre formule sur le suicide est absolument splendide, cher Maître, je le dis sans la moindre ironie. Trop belle pour moi qui suis, naïvement, du côté du combat contre la mort. Je la réserverais donc à certains actes très particuliers comme celui de Romain Gary en 1980. A 66 ans, il mit fin à la fois à sa vie et à son œuvre, ayant tenté héroïquement de dépasser toute forme de limite dans les deux cas, aussi bien dans l’imaginaire que dans le réel - les mêlant, d’ailleurs, avec un talent consommé pour la mystification. C’est tout simplement prodigieux… et nous ne sommes pas tous des héros, hélas.»
@Eggi 27.10.2019 | 19h22
«Pour moi, le suicide n'est pas une arme, mais le moyen pour chaque individu conscient et responsable de mettre fin à sa vie pour les raisons et au moment qui s'imposent à lui, indépendamment de toute considération morale ou sociale.»