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Actuel / «Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités»

Bon pour la tête

15 octobre 2019

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Ressortie à toutes les sauces, la formule est associée à un héros en particulier au point de se confondre avec lui: Spider-Man. Mais si Marvel a réussi à installer le mantra qui vaut à Peter Parker quelques solides dilemmes et autant de nuits blanches, ce n’est pas à l’esprit pourtant fertile de ses créateurs qu’on doit une réflexion qui remonte à la nuit des temps.




Cet article, signé Jean-Christophe Piot, a été publié sur Mediapart le 8 août 2019


Retrouver Spider-Man jusque dans un jugement de la Cour suprême américaine, on ne l’avait pas forcément vu venir, et pourtant: dans un jugement de 2015 (à la page 18, pour les anglophones) consacré à une sombre histoire de droits d’exploitation, la plus haute juridiction américaine cite ce qui est sans doute LA phrase la plus célèbre de l’univers Marvel à l’appui de sa décision: «In this world, with great power there must also come great responsability.» 

Soit, à peu près: «En ce monde, un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.»

Et parce que les juges sont des gens sérieux, la Cour se fend même d’une référence précise: la page 13 du quinzième numéro de Amazing Fantasy publié en 1962. L’histoire, signée Stan Lee et Steve Ditko, introduit un héros teenager dont c’est la toute première aventure: Spider-Man, alias Peter Parker, alias l’Araignée.

Pour être exact, la fameuse phrase est tirée de la toute dernière case de l’intrigue – celle-ci, en haut dans le coin supérieur droit.

«Amazing Fantasy» #15 (1962). © DR

Et l’histoire s’inscrit dans la longue lignée des événements tragiques qui fondent la carrière d’un super-héros. Comme son aîné Batman avant lui, témoin dans son enfance du meurtre de ses parents, le lycéen Peter Parker assiste à la mort violente d’un être cher: Benjamin Parker, son oncle adoré et père adoptif depuis le décès de ses parents, abattu d’une balle à bout portant.

Et si Peter s’éloigne dans la nuit new-yorkaise avec tout le poids du deuil sur les épaules, il y ajoute une bonne dose de culpabilité: l’homme qui vient de tirer sur son oncle n’est autre qu’un voleur que Peter a eu l’occasion d’arrêter un peu plus tôt, mais qu’il a choisi de laisser filer.

D’où le sage et amer constat des scénaristes: ne faites pas les cons avec vos super-pouvoirs, les enfants1.

Araignée éthique

Répétée de comics en comics et de film en film – on l’entend même deux fois dans le Spider-Man de Sam Raimi, en 2002 –, la phrase va devenir une règle clef pour le jeune héros, une sorte de boussole morale qu’il cherche à suivre aussi fidèlement que possible à chaque fois qu’il fait face à un choix déterminant.

Bon: cela dit et avec tout le respect qu’on doit aux regrettés Stan et Steve, la formule a certes été popularisée par Spider-Man au point de lui être instinctivement associée, mais ils ne l’ont pas inventée, loin de là.

L’idée que plus un pouvoir est immense, plus il se doit d’être exercé avec responsabilité est une tarte à la crème de la pensée éthique, morale ou religieuse depuis lurette – il suffit de penser à l’Évangile selon Saint-Luc, 12, 48: «À qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup; à qui l’on a beaucoup confié, on réclamera davantage.»

Et ce n’est qu’un exemple. L’idée se retrouve exprimée sous une forme ou sous une autre dans tout ce que les civilisations successives ont pu produire de traités de science politique ou de théologie, souvent associée à une interrogation assez proche: «Qui garde les gardiens?», autre formule fameuse qu’on doit en l’occurrence à l’auteur latin Juvénal et qu’on voit là encore pointer régulièrement le bout de son nez dans la pop culture, du Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons jusqu’aux romans de Terry Pratchett.

Spider-Man sans culotte

Mais revenons à nos araignées. Si l’idée n’est pas neuve, les deux papas de Peter Parker ont-ils eu le mérite de trouver la punchline la plus efficace, la plus parlante? Même pas. Publiée en 1962, la première aventure de Spider-Man ne fait que citer une expression déjà bien installée dans le monde de la politique et dans celui des médias.

Des preuves? C’est parti.

Tard le 11 avril 1945, le président américain Franklin D. Roosevelt était en train de bûcher sur un discours d’hommage à Thomas Jefferson, l’un des pères fondateurs des États-Unis. Destiné à être diffusé à la radio, le discours ne sera jamais prononcé: Roosevelt casse sa pipe le 12 avril, avant d’avoir eu le temps de l’enregistrer.

En revanche, le texte est communiqué à l’Associated Press et on y trouve cette phrase: «Today we have learned in the agony of war that great power involves great responsibility.» Soit, en français: «Aujourd’hui, nous avons appris dans les tourments de la guerre qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.»

Roosevelt, 1 ; Stan Lee, 0. Mais il y a plus vieux: en 1908, c’est Theodore Roosevelt (oui, faut s’accrocher) qui expliquait déjà dans une lettre à un ami pourquoi il ne briguera pas un troisième mandat: «Je crois en un exécutif fort […] mais j’estime que ce pouvoir doit aller de pair avec la responsabilité et qu’il n’est pas bien que l’exécutif fort soit un exécutif perpétuel.» Deux à zéro.

Mais le coup de grâce est sans doute… français. La trace la plus ancienne de la formule sort au mot près d’un décret de la Convention, daté du 8 août 1793. Ce long texte présente les pouvoirs considérables attribués aux représentants en mission, sortes d’envoyés extraordinaires de l’Assemblée législative.

Et on y trouve le paragraphe suivant: «Les Représentans [sic] du peuple se rendront à leur destination investis de la plus haute confiance et de pouvoirs illimités. Ils vont déployer un grand caractère. Ils doivent envisager qu’une grande responsabilité est la suite inséparable d’un grand pouvoir. Ce sera à leur énergie, à leur courage, et surtout à leur prudence, qu’ils devront leur succès et leur gloire2 

Pour être tout à fait complet, le décret est long comme un jour sans pain et à peu près aussi agréable à lire que les pages jaunes, ce qui explique une tendance assez largement partagée à préférer la version Spider-Man à la version révolutionnaire – ce qui ferait sans doute bien rigoler Stan Lee et Steve Ditko.


1Au passage et contrairement à une légende tenace, ce n’est pas Benjamin Parker qui la prononce initialement, même si on la retrouvera dans sa bouche plus tard, dans des flash-backs.

2Collection générale des décrets rendus par la convention nationale, page 72, Chez Baudouin, Imprimeur de la Convention nationale, Paris.


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