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Actuel / «S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche!»

Bon pour la tête

10 septembre 2019

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S’il y a bien une phrase qui a porté, c’est celle-ci. Méprisante et frivole, la formule traduit le caractère qu’on prête à «l’Autrichienne»: l’indifférence au sort des démunis, élevée au rang d’art de vivre et l’aveuglement de ceux qui ne voient pas que les tables sont en train de tourner. Problème: Marie-Antoinette n’a jamais dit ça.




Cet article, signé Jean-Christophe Piot, a été publié sur Mediapart le 7 août 2019


On la trouve jusque dans une scène célèbre du Marie-Antoinette de Sofia Coppola (2006): Kirsten Dunst, qui y incarne une jeune reine aussi mutine et glamour qu’aveugle à la gravité de la situation, s’amuse dans sa baignoire des plaintes d’un peuple menacé par la famine d’un «Let them eat cake!»; prononcé avec presque de la gourmandise.

En quatre mots tout est dit d’un certain mépris de classe ou plutôt d’ordre en l’occurrence, intégré et cruel.

Et ce n’est là qu’une référence de plus: en novembre dernier, interrogé sur LCI au plus fort du mouvement des «gilets jaunes», le député La France insoumise François Ruffin se servait à son tour de la fameuse formule pour attaquer Emmanuel Macron, taxé d’indifférence aux souffrances sociales: «Macron, c'est Marie-Antoinette au moment de la Révolution française. C'est quoi, c'est 'Vous n'avez pas de pain? Eh bien, vous n'avez qu'à acheter de la brioche.' Vous n'avez pas de quoi faire le plein de votre voiture? Eh bien, vous n'avez qu'à en acheter une neuve. Vous n'arrivez pas à remplir votre cuve à fioul? Eh bien, achetez une nouvelle cuve à fioul.»

À la décharge de l’élu, il est loin d’être le seul à citer la défunte souveraine: entre autres, Nicolas Dupont-Aignan, Danielle Simonnet et Marc Le Fur ont eux aussi cité la célèbre formule avec le même objectif: dénoncer la déconnexion du pouvoir face aux difficultés du peuple.

Mais Sofia Coppola se montre plus scrupuleuse: dans le plan suivant, la reine s’étonne qu’on lui prête cette saillie devant un cercle de confidentes: «That’s such nonsense. I would never say that» («C'est une telle absurdité. Jamais je ne dirais ça.»)

Non seulement la réalisatrice a raison, mais la formule n’a jamais été reprochée à la souveraine au moment de la Révolution, à une époque où le moins qu’on puisse dire est que Marie-Antoinette n’avait pas franchement bonne presse, détestée d’un peuple qui la considérait comme «madame Déficit» et lui reprochait pêle-mêle le faste des amusements de Versailles, ses origines étrangères et son influence sur le roi et la politique du royaume.

Or, on ne trouve aucune allusion à cette phrase dans les archives, les libelles ou les chansons de l’époque – et Dieu sait que certaines ne font pas dans la finesse. Ce n’est qu’en 1843 qu’on la lui attribue pour la première fois, dans la pièce d’Alphonse Karr Les Guêpes. Alors, d’où vient-elle?

Brioche et croûte de pâté

Accusé Rousseau, levez-vous! C’est en effet chez ce bon vieux Jean-Jacques qu’apparaît la première version de l’histoire, au livre VI des Confessions pour être exact.

La scène se déroule en 1740: placé comme précepteur chez un certain M. de Mably alors qu’il a 28 ans, Rousseau y raconte qu’il avait pris l’habitude de chouraver des bouteilles de blanc pour s’arsouiller en toute détente, après avoir donné ses leçons aux enfants. Mais voilà: s’il a réussi à se procurer du vin d’Arbois, Rousseau n’arrive pas à chaparder du pain – et il aime bien manger en picolant.

D’où le passage suivant: «Comment faire pour avoir du pain? […] En faire acheter par les laquais, c'était me déceler, et presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même, je n'oserai jamais. […] Enfin je me rappelai le pis-aller d'une grande princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas de pain, et qui répondit: qu'ils mangent de la brioche. J'achetai de la brioche.»

Voilà notre brioche, attribuée à une grande princesse anonyme – pourrait-il s’agir de la reine? Impossible: le souvenir de Rousseau remonte à 1740, quinze ans avant la naissance de Marie-Antoinette.

Les Confessions, publiées après la mort de l’auteur en 1782, ont été écrites entre 1765 et 1769. Or la reine n’est arrivée en France qu’en 1770, pour son mariage avec Louis XVI. Autrement dit, il n’y a aucune chance pour que la grande dame anonyme qu’évoque Rousseau soit la jeune princesse autrichienne.

Si tant est que Rousseau n’ait pas purement et simplement inventé l’anecdote, il y a mieux encore: la phrase pourrait avoir un sens exactement contraire à celui qu’on lui a attribué depuis, à en croire les Mémoires de l’écrivaine madame de Boigne.

Écrite au siècle suivant, elle identifie la «grande princesse» de Rousseau: il s’agirait de Madame Victoire, l’une des filles de Louis XV. Et la suite témoignerait plutôt d’une phrase légèrement naïve sur les bords que d’un mépris prononcé:

«Madame Victoire avait fort peu d'esprit et une extrême bonté. C'est elle qui disait, les larmes aux yeux, dans un temps de disette où on parlait des souffrances des malheureux manquant de pain: 'Mais mon Dieu, s'ils pouvaient se résigner à manger de la croûte de pâté!'»

Au passage, la phrase n’est pas une complète idiotie : dans la cuisine de la fin du XVIIIe siècle, la fameuse croûte – de la pâte feuilletée – n’était pas conçue pour être mangée par les convives, mais simplement utilisée en cours de cuisson. Tout ce qu’aurait souhaité Madame Victoire, c’est qu’on laissât ces restes aux démunis plutôt que de les jeter aux ordures.

Dernier point enfin: si le côté mondain parfois extravagant de Marie-Antoinette et de ses loisirs coûteux n’est plus à prouver, une allusion de sa main, datée de 1775, traduit un sentiment différent du mépris affiché dans la formule apocryphe.

1775, c’est l’année de la guerre des farines, une suite de révoltes (on parle alors d'«émotion») qui éclate dans toute la partie nord du royaume après de mauvaises récoltes ayant provoqué une série de disettes.

Extrait de la lettre de Marie-Antoinette à sa mère. © DR

Une dizaine de jours après le sacre de son mari à Reims, la toute jeune reine de France écrit dans une lettre à sa mère: «C'est une chose étonnante, et bien heureuse en même temps, d'être si bien reçu deux mois après la révolte et malgré la cherté du pain, qui malheureusement continue[…]. Il est bien sûr qu'en voyant des gens qui dans le malheur nous traitent aussi bien, nous sommes encore plus obligés de travailler à leur bonheur.»

Pas de quoi dédouaner Marie-Antoinette de ses responsabilités, certes – mais de quoi rétablir la vérité sur une phrase qu’elle n’a jamais prononcée et sans doute jamais pensée.


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