Reportage / Marche sur Gaza: témoignage d’un militant solidaire
La marche sur Gaza depuis l’Egypte, destinée à rejoindre le poste-frontière de Rafah dans l’espoir de forcer le passage de l’aide humanitaire dans l’enclave palestinienne, a réuni des milliers de participants de 55 pays avant d’être brutalement réprimée par l’Etat égyptien. Nous vous livrons ici les réflexions à chaud d’un militant suisse qui a participé à cette action et ses rencontres bouleversantes avec des Gazaouis bloqués au Caire.
Antoine André, fondateur de TheSwissBox Conversation
Le Caire – Juin 2025
Nous étions plusieurs milliers, venus de plus de cinquante pays, à tenter de rejoindre le poste-frontière de Rafah dans l’espoir de forcer le passage de l’aide humanitaire, tant attendue, à Gaza. Une mobilisation citoyenne, non-violente, face à un blocus génocidaire devenu insupportable. Sur le terrain, la réalité s’est révélée brutale: contrôles renforcés, arrestations ciblées, sabotages discrets. Chaque tentative de regroupement a été empêchée par les autorités égyptiennes qui craignaient probablement d’avantage un début de révolution que notre action bien modeste. Certains ont été expulsés dès l’aéroport, d’autres suivis, intimidés, arrêtés dans leur hôtel ou sur le chemin vers Rafah.
Ceux qui ont réussi à se rendre jusqu’à Ismaïlia, comme moi, ont finalement été bloqués là, encerclés. La marche n’a donc pas eu lieu. L’étau égyptien, en apparence souple, s’est refermé avec méthode. Diviser, isoler, disperser: voilà la stratégie. Et pourtant, malgré la défaite apparente, quelque chose s’est noué. Des liens. Des prises de conscience. Une compréhension plus fine. Et une conviction renforcée: nous ne pouvions pas rester sans rien faire. A ce stade, l’inaction et le silence nous rendent évidemment complice.
Sorti de force de la nasse, je me retrouve embarqué dans un bus civil avec une dizaine de frères et sœurs français, suisses, allemands et italiens. On nous dépose en périphérie du Caire, loin de la frontière que nous espérions franchir. Nous ne saurons jamais ce qui se trouve au-delà d’Ismaïlia. Et de se demander pourquoi même la plus basique solidarité avec les Palestiniens nous est refusée.
De retour dans la capitale égyptienne, il est trois heures du matin, la tension retombe. Nous partageons un repas avec nos camarades français. Les langues se délient, les émotions aussi. La police a réussi à nous disperser. Objectif atteint: empêcher toute nouvelle tentative d’action collective en direction de Rafah.
«Notre action en Egypte est terminée, restez prudent!»
L’actualité est sombre, comme chaque jour depuis vingt mois, de nouveaux massacres ont eu lieu en Palestine, l’armée d’occupation israélienne, fidèle à elle-même, tire à la mitrailleuse gros calibre et avec ses tanks directement dans la foule des Gazaouis venus chercher à manger dans l’espoir de nourrir leur famille. Ceux-ci doivent maintenant choisir entre la mort par le feu ou la mort par la faim, l’horreur n’a plus de mots pour être décrite et nous rappelle que la cause que nous défendons humblement est infiniment plus grande.
Commence alors au Caire une période d’attente, de réflexions, d’écriture. On contacte les médias, on fait le point. Une invitation à quitter le pays nous parvient des groupes de coordination. Le message est clair: notre action en Egypte est terminée, restez prudent. Une étrange dualité s’installe – entre sérénité relative et paranoïa latente. Les informations contradictoires se multiplient, tout comme les rumeurs d’arrestations, de déportations, d’intimidations et même de violence.
Deux amis, arrêtés dans les rues du Caire alors qu’ils se rendaient à la marche, me rejoignent à l’hôtel. Ensemble, nous décidons de nous tourner vers celles et ceux qui sont les premiers concernés par notre action: les Palestiniens, en l’occurrence, celles et ceux qui ont réussi à fuir les bombes et passer en Egypte.
Une solidarité spontanée face à un système d'exclusion
Mis en contact par la délégation belge, nous faisons la connaissance de Mohammed, figure centrale, solide et compétente d'une organisation citoyenne d’une efficacité redoutable. Derrière cette structure d'une quarantaine d'âmes travailleuses et généreuses, des amis, une famille, un réseau et surtout un cœur immense. Ils accueillent et prennent en charge les réfugiés palestiniens qui ont le plus souvent tout perdu et qui ont réussi à sortir de Gaza ainsi que ceux qui sont bloqués en Egypte et ne peuvent plus retourner chez eux.
Distribution de kits alimentaires, évaluation de la sévérité des situations, dons de vêtements, recherche d’un toit, de meubles de base, d’un peu d’intimité pour commencer un deuil. A cela s’ajoute un accompagnement psychologique pour tenter de panser l’impensable. Rien n’est standardisé. Chaque histoire est traitée au cas par cas, dans une logique profondément humaine. Le but: aider à se relever, à envisager un futur, même incertain, à reconstruire un début de quelque chose en commençant par le lien, l’entraide.
Aujourd’hui, l’Egypte compte plus de 100 000 réfugiés palestiniens. Nombre d’Egyptiens font preuve d’un formidable élan de solidarité vis-à-vis de leurs voisins persécutés; une solidarité qui inquiète sans doute le régime du Général Sissi désireux d’éviter toute nouvelle forme de soulèvement. Le soutien de la population égyptienne se heurte dès lors à un régime autoritaire qui persécute les exilés: interdiction de travailler pour les adultes et d’aller à école pour les enfants, difficultés d’accès aux soins, suivi médical prohibé pour les femmes enceintes… Les droits fondamentaux leur sont refusés, les raisons difficiles à comprendre, même les citoyens avec la double nationalité Egypte-Palestine semblent être considérés comme des parias par le gouvernement.
Dans leurs récits, un appel à ne pas résumer l’indicible par des chiffres, ce sont les expériences nominatives qui nous sont comptées, l’humiliation supplémentaire qu’ils vivent tous les jours, nous disent-ils, c’est l’oubli, l’invisibilisation des membres de leur famille, de leurs proches, des martyres dont la mémoire est souvent la seule chose qui leur reste. Voici quelques fragments de leurs histoires:
Le poids du silence
Ouday a 8 ans. Il vit à Gaza, dans un quotidien rythmé par les coupures d’électricité, le bruit des drones assassins et des prières. Un soir, pendant le repas, des soldats israéliens font irruption dans la maison familiale. Ils ordonnent à l’enfant de sortir. Sa mère, pétrifiée, lui enjoint de rester. Pris entre deux ordres, deux mondes qui s’effondrent, Ouday s’écroule. Pendant deux longues années, il ne parlera plus. Deux ans à porter, dans son petit corps, ce que la guerre imprime dans l’âme.
Le combat d’une mère depuis l’Egypte
Amani sort de Gaza pour la première fois deux mois avant le 7 octobre 2023 afin de se rendre en Turquie pour y subir des interventions médicales. Mariée très jeune, illettrée, elle dépend entièrement de son mari, mais sa vie est stable, presque aisée.
Après avoir terminé ses soins, elle tente de rentrer à Gaza en passant par l’Egypte. La situation dramatique qui éclate après le 7 octobre la bloque au Caire pendant sept mois. C’est au cours de cette attente qu’elle apprend la mort de son mari tué à Netzarim sous les bombes de l’occupant. Le choc est immense: son mari est, pour elle et ses enfants restés à Gaza, la seule source de revenus. Là-bas, leur maison est ciblée et détruite, la carte bancaire ensevelie sous les décombres, laissant ses enfants et la tante qui vit avec eux sans aucune ressource.
Bloquée au Caire, Amani réussit à envoyer un peu d’argent pour permettre à ses enfants d’acheter une tente. Elle vit dans l’angoisse, dépendante des rares connexions internet pour avoir de leurs nouvelles, incapable de sortir ou de se projeter.
Avec l’aide de l’organisation, elle trouve un toit, partage ses souffrances au travers d’un suivi psychologique, commence à apprendre à lire et à écrire, espérant un jour devenir autonome et pouvoir transmettre ce qu’elle apprend à ses enfants. Mais cette tentative de reconstruction est rapidement brisée: la mort de son frère dans un bombardement ravive ses douleurs, l’oblige à tout recommencer, à rebâtir, encore et encore.
Pour Amani comme pour tant d’autres, chaque jour reste un combat pour survivre, garder espoir et préserver ce qui peut l’être dans un cycle incessant de pertes, d’incertitudes et de chaos.
Les visages de la mémoire
Nada a enfin pu quitter Gaza pour la première fois afin de visiter sa famille en Jordanie. Elle ne l’avait plus revue depuis 25 ans. Un miracle, pense-t-elle. C’était juste avant le 7 octobre. Depuis, elle tente inlassablement de rentrer chez elle, saisissant chaque cessez-le-feu comme une chance mais sans succès. Bloquée en Égypte, incapable de rentrer à Gaza où vivent son mari et ses quatre enfants, ni même de rejoindre la Jordanie, elle se retrouve prisonnière d’un territoire qui n’est pas le sien.
Sa famille lui offre alors un pèlerinage à La Mecque. Elle y prie et, de là-bas, appelle ses enfants en visioconférence. Après quelques minutes, un éclair blanc envahit brusquement l’écran, un bruit sourd, puis plus rien. Paniquée, elle passe la nuit à essayer de les joindre, la terreur si aiguë résonne au fond de son être. Au matin, une voisine lui annonce la nouvelle: son mari est décédé, ses trois fils aussi. Elle s’accroche alors à l’espoir que sa fille unique survive à ses blessures. Trois jours plus tard, elle apprend sa mort. En un instant, depuis La Mecque, Nada a vu sa famille disparaître en direct.
De retour en Égypte, elle n’a plus rien. Pas d’argent, pas d’endroit où dormir, pas même un coin pour pleurer. Chaque nuit est une lutte pour trouver un abri. Quand l’organisation l’accueille enfin, le premier geste est de lui offrir un toit, un lieu pour pleurer. Puis, avec patience, ils l’aident à composer un album: un carnet de photos, de noms, de souvenirs. Page après page, Nada retrouve la mémoire des siens. Cet album est son plus grand trésor. Elle dort avec, l’emporte partout. Comme un fil entre elle et ceux qu’elle a perdus. Comme une force pour continuer, un salut pour exister.
L’anesthésie du chagrin
C’est une conversation entre deux mondes séparés par des murs et des frontières difficilement franchissables, une conversation devenue tragiquement banale sous les bombardements d’Israël. Aassia, de l’organisation, est au téléphone avec son amie Tahani, qu’elle retrouve après un an et demi de silence. Elle est soulagée de pouvoir enfin lui parler mais, très vite, la discussion se transforme en un inventaire de deuils provoqués par les crimes de l'armée israélienne.
Tahani raconte qu’elle a perdu son mari, ses deux frères ainsi que plusieurs cousins, les épouses et les enfants de ses frères, son beau-frère… Elle égrène ces disparus comme on récite une liste, presque mécaniquement. Comme si le deuil, saturé, ne pouvait plus tenir dans un esprit déjà submergé. Comme si, pour continuer à avancer, il fallait parfois reléguer certaines douleurs au second plan. Chaque question fait surgir un nouveau drame. Sa mère, atteinte d’un cancer? «Ah, j’avais oublié… elle est morte il y a quatre mois», soupire Tahani. En une seule conversation, Aassia découvre que son amie a perdu plus de vingt proches. À Gaza, chaque jour, la mort s’abat, implacable, sous le feu meurtrier de Tsahal.
Tahani a également perdu son emploi dans un centre pour orphelins, lui aussi détruit. Aujourd’hui, elle doit subvenir seule aux besoins de quatre enfants, sans aucun revenu. Elle vit désormais à Shuja’iyya, dans un abri de fortune, une maison partiellement détruite par les bombardements. Quand Aassia lui demande pourquoi elle ne part pas, Tahani répond qu’elle n’a nulle part où aller et qu’elle refuse d’élever ses enfants dans une tente où ils mourraient de froid, exposés aux insectes et à des conditions insupportables. Elle préfère risquer de nouvelles frappes plutôt que la déshumanisation de la vie sous toile.
Depuis, chaque jour, Aassia guette la pastille verte de son amie sur Facebook – ce signe infime qui lui indique qu’elle est encore en vie. Telle est la réalité quotidienne imposée à des milliers de Palestiniens: des conversations où l’on égrène les morts, où la vie se réduit à la survie et où, pour continuer, il faut parfois oublier un instant ceux qu’on aime.
Bilan: qu’avons-nous réellement accompli?
Pour avancer avec intelligence, chaque étape est une opportunité pour en préparer une autre et nous invite à produire une introspection honnête. Ainsi il semble juste de se poser la question suivante: avons-nous eu raison de nous mobiliser en Égypte?
Tenter d’aller en Israël aurait peut-être eu plus de sens car c’est elle qui porte la responsabilité directe du génocide, mais les organisateurs étaient conscients que les chances d’y passer étaient nulles et beaucoup plus risquées. Le régime israélien, frontalier direct de Gaza, est hermétique à toute forme de compassion ou de solidarité. Il faut aussi rappeler qu’Israël tue les humanitaires étrangers là où l’Egypte, elle, les déporte. La répression égyptienne est brutale, principalement avec ses ressortissants, elle n’a cependant rien à voir avec la violence systémique et assumée d’Israël envers toute action de soutien à Gaza. En Egypte, nos ambassades conservent un certain levier diplomatique, ce qui n’est pas le cas en Israël où leur influence est quasiment nulle. Pire puisque, à l’inverse, l’influence de l’État israélien semble même gangréner nos institutions. La preuve avec Ignazio Cassis qui, après une visite de l’Etat hébreu, est incapable d’apporter la moindre critique face aux plus flagrantes violations du droit international et qui, ce faisant, humilie encore davantage la Suisse à l’étranger. Bref, rien n’était simple, tout était risqué mais, dans ce chaos, nous avons tenté d’agir là où c’était encore possible pour les simples citoyens du monde que nous sommes.
Ce que nous comprenons plus distinctement maintenant, c’est que les mécanismes qui permettent un génocide sont complexes. Parfois difficiles à identifier clairement. Ils sont multiples. Et l’Egypte, en perdant le contrôle de Rafah tout en persécutant les réfugiés sur son sol et en taisant brutalement toute forme d’opposition, porte une part de responsabilité. Infime comparée à celle d’Israël ou des États-Unis, moindre que celle de nos pseudos «démocraties» occidentales directement complices, mais pourtant bien réelle.
Un activisme exclusif et colonial?
Une autre limite de notre action était son aspect exclusif. Peu de gens, en effet, peuvent se permettre de débourser entre 500 et 1000 euros pour ce type d’action et s’absenter une semaine après avoir mis sa vie entre parenthèses. La critique est pertinente, nous en étions conscients. Des cagnottes ont ainsi été mises en place et ont permis à des militants sans moyens de se mobiliser aussi. Mais franchement, quel était l’alternative à ce point? Et aujourd’hui? Nous n’avons pas toutes les réponses mais la certitude que patienter n’est pas une option. Famine, massacres quotidiens… la vie se perd inexorablement à Gaza, nous ne pouvons plus attendre la solution miracle avant d’agir, chacun à notre niveau.
Par ailleurs, et afin de ne pas reproduire les mêmes logiques de domination que celles que nous dénonçons, il nous faut interroger le syndrome du «sauveur blanc». Derrière notre engagement sincère existe-t-il un angle mort? Une forme d’activisme post-colonial inconscient? L’idée que nous, occidentaux, devons montrer aux musulmans comment s’opposer à l’injustice, alors que ce sont bien souvent nos propres pays qui alimentent ces dernières? Comme une sorte de schizophrénie à laquelle nous devons rester attentif. Toutefois, le fait que des milliers de participants provenant de plus de 54 pays de tous les continents aient participé à cette action nous dédouane en partie d’une quelconque supériorité morale. Le fait de continuer de mettre la pression sur nos gouvernements respectifs, localement, et de balayer devant notre porte en priorité garantit de ne pas tomber dans ce piège.
Pas de regret, mais du lien et des apprentissages pour ne jamais cesser d’agir.
Oui, nous avons été mis en échec, le génocide se poursuit, le blocus aussi, toujours plus meurtrier, pourtant, avec le recul, il n’y a pas de regret à avoir sur notre action. Seulement des leçons à tirer et une conscience plus aiguisée.
Lorsqu’une démarche naît d’un élan du cœur et d’un désir sincère de se relier à l’autre, elle ne peut être fondamentalement mauvaise. Elle peut être naïve, certes, mais jamais inutile, ni nuisible.
Ensuite parce qu’une expérience de vie ne se mesure pas uniquement à ses résultats concrets et directs. Les graines de paix se sèment souvent dans le silence. Les rencontres, les prises de conscience, les gestes invisibles construisent, à leur façon, un tissu humain résistant, résilient. Notre action, si modeste soit-elle, s’inscrit dans une dynamique plus vaste: de la marche Paris-Bruxelles aux «flotillas de la liberté» en Malaisie, les initiatives et manifestations citoyennes se multiplient partout dans le monde. Elle fut un maillon de cette chaîne d’engagement qui continue de se renforcer, jour après jour. La victoire ne peut-être que collective. C’est le cadeau que nous font les Palestiniens: ils réveillent et fédèrent notre humanisme le plus profond.
Eux seuls, d’ailleurs, peuvent juger de la justesse de ce que nous avons tenté. Et ils nous l’ont dit, par leurs mots, leurs regards, leurs gestes: leur gratitude est infinie. Car quand tout est perdu, il ne reste que cela: l’autre et sa présence. Celui qui écoute, qui tend la main. Cette présence-là, cette solidarité-là, est inestimable.
Il ne reste plus qu’à savoir qui tend la main à qui et si, en fin de compte, le seul peuple réellement libre aujourd’hui ne se trouve pas déjà en Palestine…
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