Culture / L’invasion de l’imaginaire
L'écrivaine parisienne Marie Céhère propose une analyse du style romanesque en quatre étapes et quatre questions.
Une longue Nuit Mexicaine est le récit, tantôt historique, tantôt fictif, de l’affaire de la «valise mexicaine»: trois boîtes contenant près de 4500 négatifs des photographes Gerda Taro, Robert Capa et David Chim Seymour, notamment de la guerre d’Espagne, perdus au cours de l’année 1939 et dans le chaos de l’exode, retrouvés intacts à Mexico au début des années 2000. La romancière Isabelle Mayault s’empare d’un sujet dont la réalité dépasse toutes les fictions imaginables. Un sujet tentant, et par définition miné, lorsque l’on marche sur le fil aiguisé du rasoir romanesque. Comment faire du faux avec du vrai? Le vrai n’est-il pas, finalement, trop flamboyant, trop encombrant, pour voisiner avec l’invention?
Le narrateur, Luca, surnommé Jamón par sa tante Greta, actrice et diva de son état, hérite de cette dernière après sa mort accidentelle une valise cabossée, dont elle n’avait jamais fait mention. Il découvre, sans savoir de quoi il s’agit, les négatifs perdus, et tente de remonter le fil de l’histoire, enchevêtré à celle de sa famille. Les propriétaires successifs de la «valise» paraissent tenus au secret par une exigence tacite, et l’objet lui-même ensorcelle Luca, le possède, le hante; tant qu’il se croit frappé d’une malédiction héréditaire et hésite longuement avant de montrer son trésor.
L’histoire de la valise mexicaine est une histoire à trous. Une succession de hasards invraisemblables mais bien réels. Un défi pour la romancière. Son projet, elle l’énonce en toute fin d’ouvrage. Il s’agit de faire parler les silences, de rendre raison des coïncidences, de rendre hommage, enfin, aux êtres anonymes ou non qui ont permis au contenu de la valise d’arriver jusqu’à nous. Cela implique, dans sa construction narrative, l’invention de personnages (Greta Ortega), la modification des noms (celui de Richard Wheelan, notamment, le biographe canadien de Capa), des existences (la trajectoire de Luca, l’héritier, une liaison amoureuse de Chim en Espagne), des caractères, et l’ajout de doses de réel (Cornell Capa, les théâtres de guerre en Espagne en 1936, le fait que la valise se trouvait bien à Mexico...).
L’auteur délivre, l’air de rien, la clé de son travail, le «mode d’emploi» de son roman, dans ces lignes qui font référence au mariage compliqué de deux des protagonistes:
«Les assauts d’Ortega contre sa femme étaient d’autant plus pénibles qu’il décelait l’omission sans pour autant comprendre sa gigantesque, sa renversante nature. (...) Mais l’omission était là, entre eux, dans le creux formé par les souvenirs de Maria (...) l’histoire de mon oncle et de ma tante illustre comment la folie coïncide parfois avec la réalité.»
En résulte un roman brillant au style impeccable et élégant, un hommage aux trois photographes ainsi qu’à leurs bonnes étoiles relatives, à la transmission et à la mémoire.
La véritable histoire de la valise mexicaine, bien que parfois elliptique et souvent incroyable, gagne bien sûr à être connue. Les images retrouvées valent d’être fréquentées.
Habile dans son exercice de jonglage, Isabelle Mayault reconstitue un récit cohérent, au prix de quelques entorses: elle sacrifie le vrai pour faire tenir debout le faux. Une histoire n’a pas besoin d’être inventée de toutes pièces pour constituer un bon roman. La réalité, souvent, nous éblouit davantage. Et le mélange fructueux des deux est le privilège de l’art.
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