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Actuel / Huitante ans après: les plaies ouvertes de la guerre d'Espagne

Yves Magat

22 février 2019

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Almería, Andalousie, Espagne


L'Espagne semble ne jamais se libérer de ses vieux démons. Et en ce moment les calendriers entrent en collision. Le récent succès du parti ouvertement franquiste Vox aux élections régionales andalouses du 2 décembre dernier pourrait être un banc d'essai avant les élections générales anticipées du 28 avril. Le pays va se retrouver en pleine campagne électorale exacerbée par une extrême-droite qui relève la tête juste au moment où on commémorera le 1er avril les 80 ans de la chute de la République et l’avènement au pouvoir du dictateur Franco en 1939. Chacun se remémorera selon ses convictions les 988 jours de guerre d'Espagne qui ont abouti à 400'000 morts dont une moitié de civils.

Réfugiés de la Desbandá. Photos prises par le médecin canadien Norman Bethune. © DR

La commémoration de la Desbandá

Ici en Andalousie, on a aussi commémoré ces derniers jours la «Desbandá», une marche éperdue de 300'000 civils fuyant la prise de Málaga par les franquistes en direction d'Almería en février 1937. Il s'agissait surtout de femmes, de vieillards et d'enfants car les hommes étaient sur le front. Ces réfugiés étaient bombardés en permanence par l'aviation allemande et italienne ainsi que les cuirassés de la marine de guerre espagnole aux mains de Franco. «Nous exigeons un véritable recensement du nombre de victimes», réclame Rafael Morales, initiateur de la commémoration qui depuis trois ans rassemble des marcheurs pendant dix jours de Málaga à Almería sur les traces de ce massacre. On estime le nombre de morts entre 5000 et 15'000, deux mois avant Guernica. «Nous exigeons aussi la création d'une commission de la vérité ainsi que la reconnaissance de ces événements par les gouvernements espagnol, allemand et italien», ajoute Rafael Morales.

Marcheurs commémorant le massacre de la Desbandá en Andalousie. © Yves Magat

Au cours de leur fuite, de nombreux Andalous se sont noyés en traversant l'estuaire du Guadalfeo gonflé par les pluies. D'innombrables personnes sont mortes sous les chutes de rochers provoquées par les obus ou sous les balles des avions qui volaient en rase-mottes. Avec des actes héroïques, comme celui du gardien du phare de Torre del Mar, Anselmo Antonio Vilar. Le 6 février 1937 il éteint sa lumière pendant deux jours pour que les milliers de réfugiés qui campent sur la plage ne puissent pas être repérés. Il le paie cher: dès la prise de la ville par les franquistes deux jours plus tard, il est fusillé.

Chape de plomb

De la Desbandá andalouse à la Retirada finale de 1939, on ne compte pas les tragédies ensevelies ensuite sous une chape de plomb pendant le franquisme. Et aujourd'hui encore, la révélation de ces événements représente un enjeu politique. «Nous avons eu 40 ans de démocratie qui était une sorte d'amnésie», m'explique l'eurodéputé de Podemos Miguel Urbán. «Nous ne voulons pas rouvrir les blessures mais au contraire les cicatriser une bonne fois pour toutes», ajoute-t-il.

En habits d'époque pour commémorer la Desbandá. © DR

Car ces blessures sont nombreuses: les massacres perpétrés par les troupes franquistes, les crimes de la dictature, les exécutions sommaires par les milices des différents partis de gauche ou les combats acharnés entre communistes et anarchistes sous les yeux amusés des forces franquistes qui attendaient leur heure.

Vox: L'extrême-droite désinhibée

Aujourd'hui l'extrême-droite ne se gêne plus d'exprimer ses convictions rétrogrades, à l'égard des femmes notamment. Et elle rejette tout «devoir de mémoire» lié au franquisme. Quant à la gauche espagnole, elle est plus divisée que jamais dans un jeu d'alliances fragiles entre les socialistes, Izquierda Unida et Podemos. Avec comme conséquence pour le récent scrutin andalou un taux d'abstention inhabituel de 43%. Beaucoup de monde en Espagne a le sentiment d'un «déjà vu» il y a 80 ans, même si heureusement maintenant on se bat dans l'isoloir et non plus dans les rues.

Juan Romero, survivant de la Desbandá: «Moi, je n'oublierai pas!» © Yves Magat

Lorsque Juan Romero, 89 ans a appris que les marcheurs de la Desbandá passaient près de chez lui, il est venu à leur rencontre au volant de sa vieille voiture. Il avait 7 ans quand il a fui sur cette même route avec ses parents. Les larmes aux yeux il nous dit: «Je me souviens de l'Histoire car je l'ai vécue. Même si certains veulent l'oublier, moi je ne l'oublierai pas!»


Les Suisses et la guerre d'Espagne

Le drame de la guerre d'Espagne déclenche un immense élan de solidarité à gauche dans le monde entier. 40'000 brigadistes de 50 pays partent combattre aux côtés de la république. Selon les historiens Nic Ulmi et Peter Huber, environ 800 Suisses y prendront part. Un quart périra dans les combats et les autres seront souvent à leur retour en Suisse condamnés à des peines de prison pour avoir endossé l'uniforme d'une armée étrangère.

Parmi ces brigadistes suisses on peut citer le cas peu connu de Raymond Kamerzin. Originaire d'Icogne en Valais, il était un militant communiste formé à l'école Lénine de Moscou. Avant de partir en Espagne il aurait été chargé d'infiltrer des milieux fascistes suisses. Finalement après avoir combattu aux côtés des brigadistes, il disparaît mystérieusement. La thèse la plus probable est qu'il ait été victime comme de nombreux brigadistes de la la paranoïa stalinienne et qu'il ait été exécuté par des agents de Moscou.

La maternité suisse

Une autre personnalité suisse peu connue ayant pris part aux événements d'Espagne est Elisabeth Eidenbenz.

Elisabeth Eidenbenz, une Suissesse en aide aux enfants de la guerre d'Espagne. © DR

Vers la fin de la guerre, cette institutrice zurichoise et de nombreux Suisses s’engagent dans l’Aide suisse aux enfants d’Espagne. Ils sont proches des églises et des mouvements pacifistes. Les camions à la croix blanche sillonnent la Catalogne avec des vivres et des médicaments.

Puis en 1939, un demi million de civils espagnols fuient vers la France et sont parqués dans des camps sur les plages. Les adultes et surtout les bébés y meurent comme des mouches.

Elisabeth Eidenbenz obtient alors l’autorisation de transformer une demeure abandonnée en maternité dans le village français d'Elne près de Perpignan. Six cents bébés espagnols puis quelques Juifs y naissent et échappent à une mort certaine.

Camion de l'Aide suisse aux enfants d'Espagne. © DR


Chronologie

1936

  • 17 juillet: le général Franco prend le contrôle des troupes du Maroc espagnol qui se soulèvent contre la République
  • 19 juillet: le président Azaña fait armer les milices des syndicats et des partis de gauche
  • 26 juillet: l'Allemagne et l'Italie envoient des avions de guerre aux rebelles
  • 8 août: au nom du Comité de non-intervention, embargo de la France sur les armes à destination de la République
  • 29 septembre: Franco nommé chef de l'état et généralissime des armées rebelles
  • 7 octobre: l'URSS commence à livrer des armes à la République
  • 6 novembre: le gouvernement quitte Madrid et s'installe à Valence
  • 8 novembre: début de la bataille de Madrid

1937

  • 8 février: prise de Málaga par les franquistes avec l'aide des troupes allemandes et italiennes. 300'000 civils fuient sous les bombes en direction d'Almería, c'est la Desbandá
  • 26 avril: bombardement de Guernica par les avions allemands et italiens
  • 3 mai: anarchistes, communistes et gardes d'assaut républicains s'affrontent pour le contrôle du bâtiment de la Telefónica à Barcelone, plus de 200 morts
  • 19 juin: prise de Bilbao par les franquistes et fuite de milliers de civils
  • 18 septembre: le chef du gouvernement républicain Juan Negrín devant la Société des Nations à Genève pour réclamer, sans succès, la fin de l'embargo sur les armes et l'interdiction des interventions étrangères
  • 28 octobre: gouvernement républicain transféré à Barcelone

1938

  • 8 mai: le Vatican reconnaît le gouvernement de Franco
  • 25 juillet: début de la bataille de l'Ebre, la plus acharnée de toute la guerre
  • 16 septembre: bombardement aérien de Barcelone
  • 23 décembre: début de l'offensive contre la Catalogne

1939

  • 26 janvier: prise de Barcelone par les troupes marocaines du général Yagüe
  • 27 février: la France et le Royaume Uni reconnaissent le gouvernement de Franco installé à Burgos. Démission du président Azaña exilé à Paris
  • 28 mars: les troupes franquistes entrent à Madrid
  • 1er avril: Franco signe la fin de la guerre après la reddition sans conditions des dernières troupes républicaines

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Dom 25.02.2019 | 22h16

«"Le monde est mûr pour toute forme de cruauté, comme pour toute forme de fanatisme ou de superstition", écrit Bernanos en 1938 lors de la guerre civile espagnole. N'est-ce pas encore plus d'actualité aujourd'hui? "Les grands cimetières sous la lune" de Bernanos reste un témoignage terrifiant de ces massacres.
D. Roussi»


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