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Culture

Culture / Bertil Galland, témoin d’une Suisse romande en pleine mutation

Jonas Follonier

13 décembre 2018

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Ce n’est pas n’importe quel homme qui publie huit tomes aux Editions Slatkine. Tour à tour journaliste et éditeur, Bertil Galland est avant tout un amoureux des mots. La Suisse romande, il l’a vécue. Il en fut à la fois l’acteur et le spectateur. Dans «Destins d’ici», son dernier tome, Bertil Galland livre le portrait de personnalités romandes de premier plan. Certaines furent ses amis, d’autres de simples connaissances. Toutes nous aident à comprendre le destin de notre petit coin de pays.



La lecture de Destins d’ici: Mémoires d’un journaliste sur la Suisse du XXe siècle est à la fois légère et exigeante. Porté par un certain humour et une bonne humeur certaine, l’ouvrage qui clôt la série de Bertil Galland fait le récit de trois mondes entrelacés – les médias, la littérature et la politique – dessinant le relief de la Suisse romande de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe. Ce livre nécessite donc une attention accrue et une curiosité envers une diversité de domaines. En somme, le journaliste s’y sent comme un poisson dans l’eau. Et il en apprend beaucoup sur son activité, qui s’incarne dans une histoire romande.

Journalisme et littérature

Bertil Galland, en bon amoureux des mots, consacre des lignes incroyables au début de son chapitre sur certains périodiques littéraires oubliés par les contemporains. On y (re)découvre, entre autres récits, la destinée de la Gazette littéraire, ayant peu à peu gagné son indépendance de la Gazette de Lausanne, dont elle était le supplément du samedi. Plus que de nous rappeler que la Gazette littéraire était le principal organe d’information culturelle en Suisse romande, l’homme de lettres nous en relate les péripéties. Mais aussi, et surtout, il nous fait sentir l’esprit qui y régnait. Notamment en racontant l’adresse et le courage du critique littéraire Franck Jotterand.

«Il sut résister à la tendance des intellectuels d’après-guerre à une soumission complète aux conformismes parisiens. […] Plus d’une star étrangère, ignorée du public dans ses débuts, se sentit saluée en Suisse par Jotterand, même par un geste un peu improvisé, car ce journaliste était un spontané. Il manifestait par sa liberté d’esprit un tempérament d’artiste. On rêve de cette époque aujourd’hui, lorsque dans le domaine des arts on se sent accablé par l’automatisme des critiques télécommandées et par la fanfare saluant des nullités. […] A Paris, la Gazette littéraire avait donné de la culture en Suisse l’image la plus engageante.»

Cette louange de la Gazette littéraire n’est pas anodine chez une personnalité comme Bertil Galland, qui a passé une partie de sa vie à mettre en valeur la littérature romande de qualité, notamment au sein de son activité d’éditeur. Cette culture de la littérature suisse d’expression française, contenant des perles, et de son pendant journalistique, trouve un écho dans le rôle pris récemment par de petites revues romandes, soit spécialisées comme La Cinquième saison, soit généralistes comme Le Regard Libre. Mais la puissance de Destins d’ici, c’est aussi le bon goût en matière de style quand il s’agit de décrire l’amitié, l’intime et le tragique. En guise d’exemple, ces mots simples et beaux sur l’accident de Franck Jotterand, justement, et de son épouse:

«En 1981 la voiture où se trouvait aussi sa femme roulait entre Berne et Lausanne lorsque le véhicule de Jotterand fut fracassé par un jeune chauffard vrombissant en sens inverse. Le couple survécut à de terribles blessures. Franck jusqu’en l’an 2000. Ainsi s’acheva en deux vies bouleversées l’une des épopées les plus finement conduites dans l’histoire culturelle de la presse suisse.»

Journalisme et identité

Arrivent alors des passages précieux sur des personnes et des publications qui allaient bientôt devenir de véritables références en Suisse romande pour le journalisme d’investigation. Inutile de s’en cacher, la narration des aventures incroyables que furent L’Hebdo et Le Nouveau Quotidien et du parcours de leur créateur, Jacques Pilet, prend une saveur encore plus passionnante pour le contributeur de fraîche date à Bon pour la tête que je suis. Mais tout l’intérêt de la plume de Bertil Galland, qui fit partie de l’équipe des journalistes du Nouveau Quotidien, c’est qu’elle arrive à rendre compte de l’intérêt de cette histoire médiatique pour la Suisse romande dans son ensemble. Ainsi cette citation de Claude Torracinta, l’un des pionniers de la télévision suisse romande, qui répondait à une question de Bertil Galland sur l’unité romande:

«Malgré une multiplicité de centres de décision, souvent incohérents, on assiste, me semble-t-il, à la lente émergence d’un sentiment romand. La télévision, la radio, L’Hebdo, Le Nouveau Quotidien en sont des signes. Les distances diminuent.»

C’est également en nous emmenant dans les coulisses de ces médias que Bertil Galland nous permet de voir leur importance pour ce que nous pourrions appeler l’identité francophone de notre coin de pays. Celle-ci, d’abord ancrée dans les grésillements de la radio et de la chanson, auxquelles l’auteur consacre de tendres lignes, passera ensuite par un certain journalisme écrit, que l’on se place du côté des acteurs de la presse ou de celui des lecteurs. Voici comment Bertil Galland relate par exemple le fonctionnement du Nouveau Quotidien (1991-1998) :

«Nous ne pratiquerons pas une drague-express des lecteurs, en mimant la presse de boulevard, comme Blick chez les Alémaniques. Nous visons, entre professionnels de la plume, la dynamique d’une vision contemporaine. Comment? Sur des sujets rebattus, nous allons changer les angles d’attaque. Nous introduirons dans le débat public des thèmes que les autres ont négligés. On nous jugera imaginatifs dans notre façon de prospecter la situation contemporaine, audacieux dans notre façon de mettre en page, très exigeants sur la qualité de nos photos. Mieux vaut une seule image, hypostasiée par l’espace qu’on lui concède, qu’un semis de docs clics-clacs.

Nous parlions d’identité francophone: la langue française fut précisément une dimension importante de cette rangée de professionnels de la presse, qui furent aussi – et osera-t-on même écrire avant tout? – des épris de la langue. C’est une nostalgie pour un style journalistique peut-être dépassé actuellement que l’on ressent dans l’écriture de Bertil Galland, c’est une passion également, mais c’est encore la conscience de certaines erreurs, ou du moins d’un certain aveuglement devant le phénomène numérique qui allait venir changer la donne.

«Nos fringances de plume constituaient, pensions-nous en 1991, un préambule plein d’allant au XXIe siècle. Nous continuions à croire, en professionnels du texte, à l’importance sacrée des mots. Et je continue à croire au papier et à des phrases qui ont plus de quinze signes. Avec nos tournures de style, et des convolutions dont pour cette phrase même vous me ferez le reproche, nous étions prêts à affronter toute ambiguïté du numérique et des réseaux sociaux qui venaient chahuter les échanges d’opinion. Nous ne pouvions imaginer que le sens même des mots puisse devenir incertain. C’était bien avant Trump.»

Journalisme, littérature et identité sont intimement liés. L’ouvrage de Bertil Galland a le mérite de nous montrer comment ces liens subtils se sont cousus, décousus, recousus en Suisse romande au fil des dernières décennies. Voilà ce qui, pour ma part, m’a le plus captivé. Mais Destins d’ici, c’est aussi le témoignage subjectif et ô combien instructif d’un pro-européen convaincu, qui se questionne, et nous questionne, sur l’avenir de notre pays.


Destins d’ici: Mémoires d’un journaliste sur la Suisse du XXe siècle, par Bertil Galland. ed. Slatkine

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