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Média indocile – nouvelle formule

Culture

Culture / Matthias Bruggmann le provocateur

Luc Debraine

26 juin 2017

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Le lauréat du deuxième Prix Elysée est un photographe de guerre. Le Lausannois, 39 ans, chemine en solitaire entre le documentaire et l’art, sans qu’il appartienne à l’une ou l’autre de ces catégories. Ambigu? Exactement comme le contenu de ses images, où l’on n'est jamais sûr de que l’on voit. Portrait d’un dynamiteur d’idées toutes faites.



Le Musée de l’Elysée à Lausanne, créé il y a plus de trente ans, a été l’un des premiers en Europe à se consacrer à la seule photographie. Ses images s’inscrivaient dans l’histoire, passée ou présente. Elles étaient documentaires, journalistiques, narratives. Le reportage était roi. Puis le musée, au fil de ses directions, a exploré d’autres rivages, plus esthétiques, conceptuels ou techniques.

Peu à peu, dans les murs de l’institution, les photographes ont été étiquetés «artistes». C’était plus valorisant pour les intéressés, ainsi que pour l’institution vaudoise. Mais la chronique du monde en a pris un coup, entraînant avec elle une éthique: montrer le réel dans sa complexité et, si possible, sa vérité. Le choix du lauréat du deuxième prix Elysée, décerné pendant la récente Nuit des images, est ainsi une bonne nouvelle. Comme si le musée lausannois, devant l’évidence d’un talent, renouait avec l’une de ses responsabilités.

Anticiper, s'écarter, se rapprocher

Le Lausannois Matthias Bruggmann, 39 ans, est récompensé pour un travail amorcé en 2012 en Syrie et en Irak. Il pourra le poursuivre grâce à l’argent du prix: 40 000 francs, auxquels s’ajoutent 40 000 francs pour la réalisation d’un livre. La Syrie, le pays où les photojournalistes ne vont presque plus, tant le risque de ne pas en revenir est grand. Le pays où il n’y a plus d’images, ou alors trop, car balancées par gigaoctets par les diverses factions en présence, à fin de propagande.

Malgré les risques encourus, Matthias Bruggmann s’entête à retourner au Moyen-Orient, comme il est allé auparavant en Somalie, en Egypte, en Libye, à Haïti. Il est un photographe de guerre, mais pas pour autant une tête brûlée. Intelligent, précautionneux, il sait se lier aux bonnes personnes, anticiper le danger, s’écarter au besoin, se rapprocher quand il le peut. Il ne vous dira pas par où il passe pour entrer en Syrie, ni quelle phalange il accompagne ce jour-là, ni l’obédience des trafiquants qui lui montrent des reliques antiques, prêtes à l’export vers Doha, Istanbul ou Genève.


On ne sait jamais exactement ce que l’on voit dans ses photos. Elles sont peu légendées, presque de manière cryptique. Chacune se suffit à elle-même. Pas de série, de reportage, de construction d’un récit avec un début et une fin. Que se passe-t-il dans cette scène d’insurrection au Caire, quelles forces s’y affrontent? Pourquoi ce micro vide, sans interlocuteur, dans un studio en Somalie? Que regardent ces spectateurs, assis sur une terrasse dans une ville syrienne, alors que, peut-être, des blindés se mettent au loin en position?

Colère et frustrations

Le photographe lausannois n’est pas à proprement parler un photojournaliste. Pas plus qu’il est un artiste envoyé dans un théâtre de guerre, comme autrefois les peintres d’histoire. Il est entre les deux, dans une position ambiguë qui rejoue ce qui se déroule devant lui. Le genre de situation opaque où rien n’est sûr, sauf la violence. Matthias Bruggmann travaille pourtant pour la presse, de Time à Paris Match, sans pour autant adhérer à tous ses codes. Il est représenté par l'agence Contact Press Images, dont les bureaux sont à New York et Paris.  

Las des équipes médiatiques qui débarquent en commando dans un endroit chaud et s’en repartent aussi vite, Matthias Bruggmann a pris ses distances. Un temps, pour dire qu’il n’était pas dupe, il a photographié les médias au travail, mettant en scène ceux qui, selon lui, en font de même avec l’actualité.

Je me souviens de lui avoir téléphoné un jour alors qu’il était sous les bombes à Mogadiscio. Il n’avait pas de mots assez durs sur l’inconséquence des journaux et magazines qui ne montrent plus la guerre, mais Brad Pitt et Angelina Jolie. Sa voix vibrait de frustration dans les grésillements de la longue distance. Crachait-il dans la soupe? Sans doute. Mais il y avait autre chose.

Cette colère est aussi le fait de la raréfaction des pages consacrées au photoreportage dans la presse, faute de moyens financiers. L’âge d’or du photoreportage déclinait alors que Matthias venait au monde, à la fin des années 1970. Comme Luc Delahaye, Guy Tillim, Richard Mosse ou Simon Norfolk, Bruggmann a tenté le pari de l’art. Depuis quelques années, il vend ses images dans une galerie (Polaris à Paris), à plusieurs milliers d’euros la pièce. Avec un succès modéré.

Dans un «no man's land» de la photographie

Des pages imprimées aux murs chics d’une galerie, le changement de contexte est brutal. Il soulève des questions de déontologie, d’esthétisation du malheur, de mélange des genres. Il est vrai que certaines des photos de Matthias Bruggmann sont nourries de l’histoire de l’art et de la photographie. Ce jeu référentiel suffit-il à justifier l’exposition en grand format de l’abjection guerrière dans un espace commercial, ponctué de vernissages mondains et de discussions intéressées sur la cote d’un artiste?

L’équivoque, là encore, redouble l’intention subversive de Matthias Bruggmann. Le Lausannois avance en solitaire dans un no man’s land de la photographie, entre les fronts du documentaire et de l’art. Son éthique est toutefois réelle: montrer la complexité d’une situation de guerre, c’est faire l’éloge du doute. C’est d’encourager à prendre un contenu visuel avec des pincettes, à poser la question de ce qu’on croit voir, mais qui pourrait être autre chose.

Matthias Bruggmann est lui-même une personnalité transversale, à cheval entre plusieurs cultures, plusieurs pays. Né à Aix en Provence, formé à l’école de photo de Vevey, il est Suisse, Français, un peu Anglo-saxon, fils de bonne famille. En 2007, il a été un des curateurs de l’exposition Tous photographes au Musée de l’Elysée. L’accrochage analysait la révolution des usages de la photographie sous l’effet des technologies numériques et de l’internet.

L’ayant accompagné dans cette aventure curatoriale, j’ai pu m’accoutumer à la méthode Bruggmann, entre dynamitage des a priori, envolées théoriques, goût de la provocation et passion inconditionnelle pour la photo. L’entendre parler de son travail devant des étudiants en journalisme, yeux écarquillés devant le phénomène, est un spectacle.

Cet oiseau-là n’a pas fini de nous surprendre.  


Nuit des images: cherchez la photo    


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