Culture / Augustine l'hystérique, pionnière de l'ère du clic
Pour son dernier spectacle, «Photographies de A», Ariane Moret se glisse dans la peau de la plus célèbre des hystériques de Charcot. Plus d'un siècle après, Augustine fascine plus que jamais. Pas étonnant: elle nous parle du spectacle de la souffrance et du besoin d’être vu pour exister.
Elles étaient trois: Blanche, Geneviève et Augustine. Trois patientes de l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris, vedettes des célèbres leçons du mardi du professeur Charcot. Le tout-Paris venait assister au spectacle le plus furieusement à la mode en cette fin de 19ème siècle: celui de l’hystérie.
Elles étaient trois mais la star absolue, la préférée du professeur, c’était Augustine; très photogénique, très précise dans la succession des cinq phases de la «grande attaque» décrite par Charcot. Puissamment dramatique dans la «contorsion clownesque», qui donnait à voir la lutte entre ange et démon intérieurs. Aprement érotique dans «l’attitude passionnelle», où on la voyait revivre des violences subies dans une ambivalence souffrance/jouissance propre à enflammer les fantasmes les plus troubles du public. Augustine était «une œuvre d’art vivante», selon le mot de son mentor.
«Une leçon clinique à la Salpêtrière» © Pierre-André Brouillet, 1887
Louise Augustine Gleizes, domestique de son état, violée à 13 ans par le maître auquel sa mère l’a vendue, entrée à la Salpêtrière en même temps que la photographie en 1875, est consciente de l’effet qu’elle produit. Elle mesure les avantages que lui procure son statut et encourage ses copines restées dans les communs de l’hôpital: venez chez les hystériques de Charcot, vous serez bien logées, admirées, bichonnées… Tout cela ne l’empêche pas de souffrir le martyre. D’autant plus que, si Charcot l’observe sous tous les angles, il n’aura jamais l’idée de l’écouter. Sigmund Freud, l’homme qui prêtera l’oreille aux hystériques, n’entre à la Salpêtrière qu’en 1885. Augustine s’en est enfuie cinq ans plus tôt, déguisée en homme.
Ariane aborde Augustine
Plus d’un siècle après, la belle hystérique fascine toujours. «Depuis une quinzaine d’années, on peut même dire qu’elle est devenue une célébrité internationale, observe Aude Fauvel, historienne à l’Institut des Humanités en médecine à Lausanne. Les études sur Charcot et Augustine se multiplient, elle intéresse les historiens de l’art, de la médecine, des sciences.»
Et les artistes, bien sûr. En 2013, c’était la cinéaste française Anne Winocour. Cet automne, c’est Ariane Moret qui se confronte à la tragédie de la pin-up médicale: après «Strange desire» où la comédienne et metteuse en scène romande incarnait Peggy Lee, éphémère femme fatale de la pop, cette poétesse du clair-obscur se confronte à Augustine via une courte pièce de l’australien Daniel Keene, «Photographies de A.».
Légende: Ariane Moret en répétition pour «Photographies de A» © Bastien Genoux
Le film d’Anne Winocour était une sorte de fable de l’émancipation, passablement idéalisée, où Augustine, de plus en plus consciente de son pouvoir sur Charcot, finit par prendre le pouvoir sur lui. La pièce de Daniel Keene est plus proche de la réalité sociale et médicale d’Augustine: «Elle est d’abord, dit Ariane Moret, une dénonciation de l’exploitation de la souffrance de ces patientes de la Salpêtrière, exhibées comme des bêtes de cirque.»
La pièce de Keene propose aussi, ambitieusement, une plongée dans les mystères de l’inconscient: sur scène, c’est Augustine qui parle et c’est Ariane qui l’incarne, flanquée de son «double» Catherine Graindorge. A la place des spectateurs voyeurs dans l’amphithéâtre de la Salpêtrière, le public, dans un dispositif de mise en abîme – décliné également en vidéo et en musique – qui promet le vertige. «Je crois que nous avons trouvé une manière de rendre la crise d’hystérie sans la mimer», dit la metteuse en scène, encore en répétition au moment de notre conversation. Pour l’épauler dans son voyage en folie, Ariane Moret a fait appel au coaching scientifique du psychiatre Charles Bonsack.
Du besoin d’être regardé
Il y aussi et surtout, chez Augustine, l’aspect «actrice tragique» qui touche particulièrement Ariane Moret: «Elle n’existe que par le regard de l’autre, elle est comme condamnée aux feux de la rampe; ce regard la valorise et en même temps la tue puisque le besoin de se donner à voir, c’est précisément le mal dont elle souffre.» Il y a chez la domestique parisienne quelque chose qui interroge tout comédien, «mais aussi, ajoute l’actrice, tout un chacun: n’avons-nous pas tous besoin d’être regardés?» Et aujourd’hui plus qu’hier.
Si c’était là le secret de l’actualité d’Augustine? C’est ce que suggère Charles Bonsack, responsable de la section de psychiatrie sociale au CHUV. «L’hystérie de Charcot n’existe plus dans les manuels diagnostiques, rappelle-t-il: aujourd’hui, on parlera d’un trouble de la personnalité histrionique (assorti ou non de symptômes de conversion comme les paralysies).» Or, note le psychiatre, tout, dans notre environnement social, encourage l’exhibition de soi et la quête du regard d’autrui comme preuve existentielle: à l’ère de Twitter, d’Instagram, la personnalité histrionique a de beaux jours devant elle.
«Hystérique» vient de «utérus» et d’un très ancien fantasme scientifique qui voit l’organe reproducteur de la femme voyager dans le corps et en obstruer les bouches d’aération. «Charcot, explique Aude Fauvel, a voulu prouver qu’il s’agissait d’un trouble neurologique, qui n’avait rien à voir avec les organes. Et que donc, les hommes pouvaient tout aussi bien en être affectés.» Paradoxalement, il a surtout contribué à créer la plus féminine des icônes de l’hystérie.
Mais patience: pour servir de modèle à la personnalité histrionique de l’avenir, quelques sérieux candidats masculins sont en lice. Charles Bonsack propose un certain Donald Trump.
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