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Lion d'Or de la dernière Mostra de Venise, «Toute la beauté et le sang versé» de Laura Poitras retrace la vie et les combats de la photographe Nan Goldin, en particulier contre les pharmas responsables de la crise des opioïdes aux Etats-Unis. Un documentaire exemplaire de deux artistes engagées.



La saison 2022/2023 sera-t-elle celle du documentaire? Après les victoires de Laura Poitras à Venise et de Nicolas Philibert à Berlin, il ne manque plus qu'une Palme d'Or à Cannes, où deux documentaires ont été hissés en compétition (une nouveauté, à part le précédent Michael Moore), pour que le genre remporte un grand chelem inédit! Ce ne serait pas forcément une bonne nouvelle pour un 7ème Art déjà suffisamment chahuté par ailleurs que de voir ses principales récompenses ainsi «dévaluées». Pas que le documentaire soit inférieur à la fiction, juste que l'exercice auquel sont conviés les jurys en devient par trop absurde. En effet, comment comparer des démarches artistiques aussi différentes? Imagine-t-on Visions du Réel placer des fictions en compétition? Ceci dit, on peut comprendre le choix du jury de Venise: à la fois par son urgence politique et du fait que l'art se trouve au cœur du sujet, Toute la beauté et le sang versé possédait des arguments de poids.

Pour rappel, Laura Poitras est cette cinéaste américaine qui s'est faite connaître en accompagnant l'action du lanceur d'alerte Edward Snowden (Citizenfour, 2014). Ce qu'on ne sait pas forcément, c'est que cela fait déjà vingt ans qu'elle est une épine dans le pied du gouvernement de son pays, dénonçant en particulier ses actions au Moyen-Orient, mais aussi que son film suivant consacré à Julian Assange et WikiLeaks (Risk, 2016) a fait un terrible flop (à peine 860 entrées en Suisse!). En 2018, elle offre ses services à la photographe Nan Goldin, qui s'est lancée dans une croisade contre la milliardaire famille Sackler, pour dénoncer leur responsabilité dans la crise des opioïdes (les opiacés de synthèse), puissants médicaments antidouleurs addictifs qui ont déjà causé la mort d'un demi-million de personnes. Après la dénonciation d'une surveillance de masse et de la persécution d'un gêneur, la révélation d'un scandale sanitaire?

Oui et non, dans la mesure où le film ne cherche pas les autres responsables en détaillant les défaillances du système de santé américain (la crise s'étend bien au-delà, mais les Etats-Unis sont particulièrement touchés). Tout en documentant son combat, Laura Poitras s'est également intéressée au parcours de cette aînée, à la logique personnelle qui l'a amenée là sexagénaire et à sa position unique d'artiste engagée qui n'hésite pas à mordre la main qui la nourrit. Car les Sackler comptent parmi les plus grands mécènes de l'art à travers le monde, selon une stratégie d'image bien calculée! Bref, il y a là une puissante dimension réflexive, qui donne à ce documentaire une saveur toute particulière.

Une histoire juive

Toute la beauté et le sang versé s'ouvre une action coup de poing au MET (Metropolitan Art Museum de New York) pour que le musée renonce à l'argent des Sackler et retire leur nom d'une de ses ailes. Puis, après la présentation de l'association de victimes P.A.I N. (Prescription Addiction Intervention Now) créée par Nan Goldin pour mener ce combat citoyen, Laura Poitras bifurque pour laisser l'artiste se raconter. Comment cette petite juive de classe moyenne est-elle donc devenue l'égérie de l'underground new-yorkais des années 1980 et une artiste reconnue qui a imposé une nouvelle manière de photographier? Et qu'est-ce qui a fait d'elle cette combattante acharnée, qui ne lâche rien, surtout pas la mémoire des exclus et des victimes laissées sur le bord du chemin?

Ses fameux diaporamas à l'appui, le film remonte alors au nœud familial: un couple des années 1950 qui a cru au «rêve américain» (villa, voiture, TV, enfants, consommation) et a vécu dans le déni plutôt que de reconnaître sa faillite. Comme les Sackler, qui se sont enrichis avec le Valium et ont décuplé leurs profits avec l'OxyContin, les Goldin (en fait Golden) sont passés maîtres dans l'art de de se cacher à eux-mêmes leurs responsablités. Dans leur cas, la mise à l'écart d'une fille aînée trop remuante, Barbara, déclarée folle et poussée au suicide à 18 ans. Et le mal-être de la cadette révoltée, qui opte bientôt pour la fuite par instinct de survie.

Il faut voir la délicatesse avec laquelle Laura Poitras défait ce nœud, pour arriver à un bel impact émotionnel. Du coup, c'est tout le parcours de l'artiste qui s'éclaire, son refus radical de la honte et du mensonge pour arriver à ses fameuses images d'une crudité sans fard. De son premier copain homosexuel au milieu des drag queens de Boston puis au quartier bohème de New York, Nan Goldin a trouvé refuge dans les marges, auprès de ceux qui vivaient crânement leur différence. Elle-même a tout essayé, jusqu'à la prostitution, tout en se faisant connaître par des photos documentant ce milieu punk à la fois si vivant et si désespéré. Des portraits en couleurs, souvent instantanés, alors que la mode était au noir et blanc travaillé, bientôt organisées en slideshows aux titres évocateurs comme The Ballad of Sexual Dependency (1985). Puis elle a vu ses amis peu à peu décimés par le sida. C'est alors qu'elle est montée au front une première fois, faisant scandale avec ses installations pour dévoiler ce que l'Etat et la décence préféraient taire.

David contre Goliath

Tout ceci est narré par l'intéressée elle-même, avec une précisionet une honnêteté confondantes, tandis que Laura Poitras fait défiler photos et extraits du «No Wave Cinema» de l'époque. Un quart de siècle plus tard, quand Nan Goldin a failli mourir d'une overdose d'OxyContin, après des années d'addiction suite à une première prescription reçue à Berlin en 2014 pour supporter une opération au poignet, elle a découvert être une victime parmi tant d'autres (dont les chanteurs Prince et Coolio, moins chanceux qu'elle). Et qu'encore une fois, des intérêts supérieurs cherchaient à cacher la vérité. En l'occurrence des pharmas enrichis tels des dealers, parfaitement conscients du danger d'addiction de leur médicament vendu à travers un marketing agressif. Et ce depuis les années 1990, comme le rappelle le journaliste Patrick Radden Keefe, auteur du livre Empire of Pain: The Secret History of the Sackler Dynasty, paru en 2021.

Goldin n'est donc de loin pas la première à se lancer dans ce combat inégal, telle David contre Goliath. Mais elle a une notoriété et des idées pour faire du bruit, comme on le voit lors d'actions au Musée Guggenheim (un lancer de milliers de prescriptions) ou au Louvre. Peu à peu, le monde de l'art a rejoint son camp, bien à contre-cœur. Comment en effet, avec la surchauffe du marché de l'art provoquée par les milliardaires, se passer de la philanthropie si «généreuse» de ceux-ci? Malins jusqu'au bout, les Sackler ont préféré mettre en faillite leur firme Purdue Pharma et trouver un accord extra-judiciaire pour solder les milliers de plaintes plutôt que d'avoir à rendre des comptes devant des tribunaux.

Le film finit pourtant par saisir un rare instant d'auditions devant celui des faillites, qui s'est tenu par visioconférence, où Goldin et une poignée d'autres victimes ont enfin pu dire leur vérité aux membres de la famille. Moment fort à la Michael Moore dans un film par ailleurs plus subtil. Aurait-il fallu choisir entre l'œuvre militante et la biographie d'artiste, comme l'ont critiqué certains? Elargir au Fentanyl et oublier le sida? Pour nous, c'est justement cette imbrication de la vie et de l'art, de l'histoire et de la politique, qui font la richesse de ce documentaire exceptionnel. Un film qui raconte les Etats-Unis en profondeur et révèle les hypocrisies du capitalisme comme peu d'autres avant lui.


«Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed)», documentaire de Laura Poitras (Etats-Unis, 2022). 2h02

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@stef 21.05.2023 | 18h00

«Les hypocrisies du capitalisme de ce genre sont les pires, contre lesquels il faut se battre d'une manière intensive ✊»


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