Culture / Sur une terre hostile
Dans «Godland», Hlynur Pálmason envoie un jeune pasteur danois du XIXème siècle en Islande pour y bâtir une église et prendre des photos. Un drame étonnant s'ensuit, qui rejoue le duel éternel entre le corps et l'esprit. Et confirme en l'auteur de «A White White Day» un talent majeur.
Le nouveau cinéma venu d'Islande (Benedikt Erlingsson, Rúnar Rúnarsson & co.) nous a déjà plusieurs fois impressionné mais n'avait pas encore produit de «film d'époque». C'est chose faite avec Godland, qui vient rappeler que cette île peu peuplée, à l'écart des routes maritimes, a aussi une histoire, source de fictions possibles. La présente prend ses racines dans la relation difficile entre l'Islande et son Etat suzerain (jusqu'en 1944), le Danemark, qui se trouve être aussi le pays où le cinéaste a reçu sa formation. D'où sans doute un film singulièrement habité qui, après Winter Brothers (2017, en compétition à Locarno) et A White, White Day (2019, Semaine de la Critique à Cannes), a cette fois hissé Hylnur Pálmason en sélection officielle cannoise (section Un certain regard, l'antichambre d'une compétition à laquelle il aurait pu prétendre).
Si le film n'a finalement été pris par aucun distributeur suisse, au contraire du précédent, il le doit sûrement à sa durée de 2h20. Heureusement, une importation par le festival Black Movie a permis des prolongations aux Cinémas du Grütli de Genève et au CityClub Pully. Et si tout cela paraît signaler une œuvre peu commerciale, c'est indubitable, quoique sans jamais tester inutilement la patience du spectateur. Artiste plasticien qui se partage entre la peinture, la photo et le cinéma, Pálmason conserve en effet un souci du public, ce qui est tout à son honneur.
Deux hommes que tout oppose
Son idée de départ tient du gros mensonge: des photos retrouvées qui seraient parmi les premières prises sur l'île, par un pasteur danois du milieu du XIXème siècle. On découvre ce personnage imaginaire, Lucas (Elliott Crosset Hove), jeune homme rigide et intense, au Danemark recevant sa mission de son supérieur: bâtir l'église d'une petite communauté isolée en Islande. L'entrevue se termine par la prise d'un portrait au daguerréotype, la photo étant l'autre passion de Lucas. Suivent aussitôt la traversée et l'accostage sur une plage, puis la rencontre avec celui qui le guidera durant son périple à cheval sur l'île: Ragnar (Ingvar Sigurdsson), un solide gaillard bourru à barbe blanche quoiqu'encore quinquagénaire. La confrontation entre ces deux hommes, interprétés par les deux acteurs principaux des films précédents du cinéaste, constituera ainsi le cœur de celui-ci.
On ne s'en rend pas encore compte durant la première partie, qui retrace leur voyage dans des paysages grandioses, un peu comme un récit d'explorateurs. Lucas y perd un compagnon de route et finira lui-même par s'évanouir d'épuisement. A son réveil, ils sont arrivés à bon port dans un hameau où Ragnar, excellent charpentier, peut commencer à bâtir la maison de Dieu. Pendant ce temps, Lucas s'adonne surtout à la photo et éveille l'intérêt d'Anna, l'aînée des deux filles de son hôte Carl, pilier de la communauté. Un mariage et un happy end en vue? Ce n'est pas forcément ce que l'auteur, selon qui «seule la mort réunit vraiment les humains», a en vue...
Au-delà des mots et des images
Le format de l'image réduit, avec ses coins arrondis façon daguerréotypes d'antan, met d'abord sur la piste d'un film un peu poseur et abscons (dans la lignée du Jauja de l'Argentin Lisandro Alonso, avec Viggo Mortensen). Il n'en est heureusement rien. Si la première partie peut faire penser à du Werner Herzog, avec son voyageur s'enfonçant en terre étrangère, la seconde s'affirme purement islandaise et sonde l'âme profonde du pays. L'enjeu sexuel y paraît pour finir aussi central que la rivalité atavique entre insulaires et continentaux.
C'est ainsi qu'Anna – qui, née d'une mère danoise, rêve de fuir cette «prison» paternelle d'où tous les arbres ont disparu – se retrouvera au cœur d'une lutte à mort entre trois hommes. Une issue d'autant plus surprenante qu'elle se traduit littéralement par une séance de lutte durant une fête villageoise (la plus belle séquence du film, lancée par un panoramique à 360 degrés) qui ne laisse toujours rien deviner. A l'évidence, la défiance réciproque de Lucas, de Ragnar et de Carl grandit à l'écart des regards. De sorte que même lorsque Ragnar demande à brûle-pourpoint comment on devient un «homme de Dieu», c'est tout le non-dit derrière cette question qu'il faudrait entendre!
Temps accéléré, vision cosmique
Cette stratégie de non-dit, mais aussi de non-montré, donne forcément un film assez froid, d'où l'amour est singulièrement absent. Seule Ida, la sœur cadette frondeuse (jouée par la propre fille du cinéaste), échappe encore pour le moment à cette malédiction. Quand enfin survient la violence, de prime abord absurde et non motivée, celle-ci nous oblige à un effort intellectuel inusité, pour tenter de voir a posteriori ce qu'on a manqué entre les images (mais qui a tout de même même été suggéré «en creux»). A savoir, une opposition fatale entre le monde physique et le monde spirituel, exacerbée par une sensibilité féminine refoulée et arbitrée par un pouvoir patriarcal abusif. Une vision des choses peut-être excessivement noire, mais qui va beaucoup plus loin, on en conviendra, que la simple opposition entre Islande et Danemark...
Lorsqu'à la fin, Pálmason «rembobine» toutes ses séances de pose photographique, on devine dès lors qu'il se livre à une mise en abyme: l'essentiel – en réalité presque tout – s'est donc joué entre ces images artificiellement figées, qui ne reflètent que la surface de l'expérience humaine. Lui-même «troué» de partout, le cinéma ne vaut guère mieux. Le dernier mot appartenant au temps lui-même, qui efface tout, jusqu'à la dernière trace de nos existences; une œuvre rendue ici par deux montages saisissants d'images prises tout au long des deux années de tournage. Magique!
Il y a vraiment un projet de cinéma inédit chez Hlynur Pálmason, qui finit par confronter nos passions, nos impasses et nos illusions à l'indifférence du monde. Ne reste qu'à le débusquer derrière son exotisme apparent.
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