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Culture / Si les optimistes vous dépriment lisez plutôt les clairvoyants!


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Au dam de celles et ceux qui «positivent» à tout crin, quitte à se masquer la réalité, certains auteurs, et parfois des plus pessimistes, ont la vertu paradoxale de nous tonifier, tels un Shakespeare, un Pascal, un Leopardi ou un Schopenhauer, dont un certain Challemel-Lacour, académicien lettré et ministre momentané de Jaurès, a tracé les portraits dans un livre vif de style et roboratif au possible.



En mémoire de Roland Jaccard (1941-2021)


Vous je vous vois, gentils et un peu naïfs, qui aimez comme moi la vie et les gens, qui prenez les choses du bon côté, comme on dit, qui aimez aller de l’avant, jeunes filles en fleurs ou cheffes de projets décidées, jeunes ou moins jeunes battants de la société qui n’en finissez pas de positiver, vous qui avez choisi de ne voir jamais que la moitié du verre plein, vous incarnez l’optimisme et l’avenir radieux, ou du moins le croyez-vous, mais est-ce si sûr? Ne vous bercez vous pas d’illusions? Votre allant les yeux fermés n’est-il pas que fuite en avant? Votre optimisme n’est-il pas qu’aveuglement?

C’est en tout cas ce que pensent certains, plus ou moins intempestifs. Après Schopenhauer, c’était l’opinion d’un Cioran, dont notre ami Roland Jaccard était le disciple déclaré, et telle était aussi la position du pessimiste le plus radical que représentait le philosophe Albert Caraco. Mais pas besoin d’être excessif pour se demander ce que signifie un optimisme aveuglé…

Prenez le cher André Comte-Sponville, par exemple: pas moins fanatisé que cet honnête commentateur de la philosophie de tous les temps, auteur d’un très éclairant Dictionnaire amoureux de Montaigne, et qui écrit posément ceci: «Les pessimistes m’amusent, par l’exagération, l’esprit de système, la mauvaise foi. Que ne sont-ils déjà morts? C’est tout à fait en leur pouvoir, leur objectait Epicure, si la vie leur déplaît à ce point. Mais voilà: ils prennent trop de plaisir à en dire du mal pour se décider à y mettre fin!» 

Et plus loin, s’agissant alors des optimistes: «Puis-je l’avouer? Ils me donnent vite le cafard, par trop de bonheur promis ou prétendu, voire m’écœurent par trop de sucre. Les pessimistes, c’est l’inverse, ils ne donnent envie de vivre, de penser, de lutter, y compris contre eux, par la vérité au moins partielle qu’ils dévoilent, souvent amère, toujours tonique, toujours bonne à prendre, et bien meilleure, pour mon goût, que la meilleure des illusions!»

Et de prendre alors Aragon à témoin, dont on se rappelle pourtant le passé de chantre ébloui de l’avenir radieux du communisme, et qui, fort de son expérience en la matière, écrivait ceci dans son autocritique Valse des adieux, reprise dans Le mentir vrai en 1980: «Je ne connais rien de plus cruel en ce bas monde que les optimistes de décision. Ce sont des êtres d’une méchanceté tapageuse, et dont on jurerait qu’ils se sont donné pour mission d’imposer le règne aveugle de la sottise. (…) Laissez, laissez au pédagogue du tout va bien cette philosophie que tout dément dans la pratique de la vie»…  

A préciser, alors, que ces phrases terribles du stalinien repenti, citées non sans malice par Comte-Sponville, figurent au début de la forte préface de celui-ci à un recueil de Portraits de pessimistes (de Shakespeare à Schopenhaur) d’un considérable et très actuel intérêt, daté du début du XXème siècle, exhumé par l’éditeur-découvreur Stéphane Bernard à l’enseigne des éditions des Instants, les six portraits en question (de Shakespeare, Pascal, Byron et Shelley, Leopardi et Schopnehauer) étant tirés d’un plus vaste ouvrage intitulé Etudes et réflexions d’un pessimiste, paru en 1901 sous la signature de Paul-Armand Challemel Lacour.

La question que l’on pourra se poser, à la lecture de ces portraits qui sont à la fois d’un remarquable pyschologue-humaniste et d’un étonnant styliste, et c’est particulièrement vrai pour Shakespeare, c’est de savoir si le terme de «pessimiste» n’est pas trop réducteur – trop «connoté» en noirceur, pour des écrivains dont la vertu majeure est la prise en compte loyale du tragique de l’existence, la lucidité réaliste (Shakespeare) ou la conscience de la misère humaine ( Pascal), et, dans le cas du plus ombrageux des contempteurs de l’optimisme (Schopenhauer), le refus des illusions consolatrices à trop bon compte et l’acceptation sereine, voire «bouddhiste» du réel…

Par-delà la pensée binaire

Dès l’introduction de Comte-Sponville, qui prend la défense de la lucidité des pessimistes et du scepticisme constructif en gardant un recul tout personnel,  et ensuite au fil des réflexions de Challemel-Lacour, dont l’expérience de professeur de lettres et philo fut enrichie par son action politique de républicain modéré sous la IIIème République, nous sommes conviés à un exercice constant d’ouverture à d’autres façons de sentir ou de penser, esprit critique à l’appui, de manière très incarnée aussi.

C’est ainsi que, loin du ton professoral ou pédant du spécialiste universitaire, Challemel-Lacour (re)découvre positivement Shakespeare en rêve, visité par le fantôme d’Hamlet qui lui balance un discours assez stupéfiant sur le siècle nouveau: «Les choses seront énormes et les individus petits. Ce sera le règne des masses disciplinées: l’action disparaîtra éparpillée entre des millions d’automates dont chacun ne tirera pas de la puissance d’un cheveu». 

En outre, citant un essai référentiel de Nathan Drake consacré à Shakespeare, qui parle de «l’imperturbable sérénité» de celui-ci, Challemel-Lacour, qui avait longtemps vu, en le génial élisabéthain, «le peintre le plus amer des côtés atroces de la nature humaine et des cruautés de la destinée», en vient à  nuancer sa vision et comprendre que Shakespeare, plus qu’un pessimiste désespéré, est un réaliste tragique qui a compris «une fois pour toutes la vanité des sermons et l’inutilité des colères contre le sort». 

Réaliste, Challemel-Lacour l’est lui aussi à proportion, sans doute, de son expérience politique (il fut ministre des Affaires étrangères en 1883, dans le cabinet de Jules Ferry, après avoir été emprisonné pour ses idées républicaines, et exilé quelques années), et l’importance qu’il donne au corps et à ses misères, dans son approche des génies hypocondres que furent un Pascal ou un Leopardi, lui fait comprendre que la maladie «consiste principalement à voir les choses telles qu’elles sont»...

Passeurs et découvreurs

Ainsi que le rappelle Comte-Sponville, Challemel-Lacour fut l’un des premiers à introduire Schopenhauer en France, dont il raconte la rencontre et l’entretien assez carabiné, pimenté de propos misogynes qui feraient hurler les censeurs actuels du «wokisme», mais l’auteur du «Bouddhiste en Allemagne», sans partager toutes les convictions ni moins encore les humeurs de son redoutable interlocuteur, s’attache du moins à en dégager les traits originaux de la pensée  et les vues recevables.

Plus qu’un créateur, avait averti le préfacier, Challemel-Lacour est un passeur, lecteur aussi pénétrant que magistral critique, dont l’humanité du regard nous vaut un émouvant portrait, en chair et en esprit, d’un Leopardi à la fois martyr (double victime de son misérable corps et de son père imbécile) et héros visionnaire.

Challemel-Lacour conclut ceci à propos de Leopardi sans souscrire à ses fulminations les plus noires contre les femmes et la vie, ou contre le progrès à ses yeux illusoire, ni le suivre au bout de son matérialisme, ne sachant pas plus que Giacomo, ni que vous, ni que moi, ce qu’il en est de la matière: «Le dirai-je cependant, il me semble que le pessimisme de Léopardi, qui tourne les yeux vers le passé, est un cordial fortifiant; il dilate toutes les veines généreuses du cœur, il en fait jaillir les haines fécondes et les amours sacrées, tandis que les sermons sur le progrès, les panégyriques de la nature humaine, les apophtegmes sur l’efficacité de la foi, les invocations de l’avenir assoupissent, après avoir quelque temps irrité, comme le tic-tac monotone d’un moulin.»

Challemel-Lacour rappelle aussi que Leopardi nous reste essentiellement comme un homme cherchant la vérité à travers la parole, en poète sourcier et en bouche de vérité – en écrivain de chair et de pensée comme l’était Schopenhauer.

Bref, si vous croyez, optimistes que vous êtes, qu’il n’y aura plus demain que des algorithmes et plus un seul écrivain pour nous embêter, puissiez-vous déchanter! La littérature, les écrivains, les poètes, les passeurs sur les bacs du Léthé, les ronchons sentencieux et les bons enfants, tous sont embarqués et c’est le mérite particulier, en l’occurrence, des éditions des Instants, aux soins très avisés de Stéphane Bernard, de perpétuer cette transmission du sentir et du savoir, du souffrir et du jouir que nous lèguent ces grands fous à la Shakespeare ou à la Baudelaire, à la Sénèque ou à la Schopenhauer qui nous empêchent de dormir en rond sans nous empêcher de rêver, etc.

Notre ami Roland nous avait menacés maintes fois de se suicider, comme son père l’avait fait avant lui, mais il a attendu la fermeture de la plage de Pully et la fin de la saison de ping-pong pour s’y résoudre à la veille de ses 80 ans. Un soir parisien que j’avais envie de ne voir personne, il me dit au téléphone que le sage chinois conseille de «soigner l’homme par l’homme», et c’est ainsi que moi, l’optimiste un peu déprimé, je rejoignis mon compère désabusé et non moins convivial en son restau nippon de la rue des Ciseaux…

«Les pessimistes ne se suicident que rarement, voire nous dissuadent de le faire», relève encore Comte-Sponville, et de conclure sagement en attendant notre prochaine partie d’échecs ou de ping-pong: «Le bonheur n’est pas un devoir. Le malheur, pas une faute. Paix à tous! courage à tous! Que la vie ne corresponde pas aux rêves que nous nous en étions faits, c’est une vérité d’expérience. Mais on aurait tort d’en conclure que c’est la vie qui a tort...»


«Portraits de pessimistes. De Shakespeare à Schopenhauer», Challemel-Lacour, Préface d’André Comte-Sponville, Editions des Instants, 167 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Lore 02.12.2022 | 06h15

«Merci pour cet article.
Shakespeare est une source d’inspiration, de réflexion et de créativité sans cesse renouvelée par
les penseurs et artistes contemporains britanniques. C’est un liant social que vous percevez au quotidien dans les grandes villes de ce pays.
»


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