Culture / Shmuel T. Meyer, contre la haine, célèbre la ressemblance humaine
Avec les douze nouvelles de «Tribus», souvent déchirantes, mais combien éclairantes et gages d’espoir «malgré tout», l’écrivain franco-israélien en dit plus que maints experts et autres analystes, sondant les sources de la haine qui divise aujourd’hui la société israélienne, où l’idéal sioniste s’est transformé en «messionisme» vengeur avec une violence inouïe.
Un double sentiment, d’accablement désespéré et de joie paradoxale, de tristesse partagée et de confiance confuse refusant le pire, ne cesse de s’imposer à la lecture des récits à la fois très incarnés et fortement symboliques de Tribus, nouvelle illustration de l’immense talent de Shmuel T. Meyer, vivant lui-même la déchirure vécue par les Israéliens entre eux.
«La vie était propre et simple même après l’assassinat de Rabin, parce que la colère était nourrie d’espoirs. Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes», lisons-nous dans la sixième nouvelle de Tribus, intitulée Yoav et Maya et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite «foi en la rédemption des hommes» a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le «judaïsme bonhomme» pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre; enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les «faux juifs prosélytes d’Amérique», et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un «judaïsme de la joie», se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...
La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs «petites histoires», ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.
Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel «après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare», mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte «contre Auschwitz», et c’est la poésie, justement, qui constitue l’une des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement «la folie de Dieu».
Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le «messionisme» qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne…
«Je fous le camp», déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. Un endroit où Dieu me semblera heureux»...
Dans la nouvelle intitulée Le jour du colonel, ce jeune caporal-chef chargé de conduire une juge militaire au procès d’un colonel dégradé représentant «le patron de ce qui restait de l’opposition parlementaire», taxé d’antisémitisme et de trahison par le Premier ministre et qui se suicidera le soir même – cet Avroumchik a perçu la nouvelle violence plombant la capitale de l’Etat hébreu, «une violence qui échappait au sens commun de la violence tribale, économique ou sociale, ici la violence était divine, il n’en doutait pas un instant, une justice sans miséricorde, une violence de la radicalité».
Et le vieux Ravi, le cœur à gauche et l’âme en lambeaux, de formuler son propre désespoir dès la première nouvelle de Tribus et dans son épilogue: «Lui qui était, aux yeux de la communauté séfarade, lorsqu’il portait encore l’uniforme, un symbole de fierté, était devenu à sa retraite et depuis son remariage avec Nava, la cible préférée des prêcheurs des synagogues orientales. Il avait toujours fait le choix d’Israël contre celui des tribus. Il s’était trompé. Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils».
Des prénoms et des noms, des visages et des voix
Si vous ne savez rien des traditions et des rites du judaïsme, ne connaissez rien de la cuisine judéo-arabe ou des découpages territoriaux de Jérusalem et environs cousus de checkpoints, sursautez plus ou moins devant les noms et prénoms, ou autres noms de lieux, tels que Shaul et Rafi (deux vieux amis aux positions contrastées) et Nava et Ronit (leurs épouses), ou le septième enfant de dix prénommé Yakov et surnommé Koby (qui avait tout pour réussir et en a été empêché), ou le kibboutz Kfar Avraham où sont nés divers personnages, Josh le vieux hippie transformé en mystique , Scanner le rabbin et IRM son épouse, la ville arabe bétonnée à la diable de Umm el Fahm ou la tribu hiérosolymitaine de Reb Pinhas Altschuler; si les premières manifs de Shalom Akshav (la Paix maintenant) ne vous en disent pas plus que les éditos contestés d’Amira Hass dans le supplément de Haaretz, pas de soucis les amis: vous serez illico dans le bain malgré vous grâce à la grâce grave du conteur dont les histoires rassemblent aux vôtres, histoires de familles semblables aux familles de partout avec leur grognes à propos de tout, sauf qu’Israël ne ressemble à rien avec son Histoire taillée à la hache, son passé terrifiant et «tout ça» qui recommence comme aux temps bibliques des tribus en bisbilles…
Par delà l'horreur, la vie
La composition des douze nouvelles de Tribus a été achevée par Shmuel T. Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant: bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du «camp des vainqueurs», petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant: un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade: «On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous».
Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan: «Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre: «J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait "ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948". Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur»…
Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci: «Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Et ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie? La lumière s’éteint comme une bougie qui grésille depuis 1967 déjà. Des Cosaques venus de Gaza arrachent en Israël les têtes des enfants, éventrent les femmes, les violent, les brûlent, assassinent des vieillards. Voici les deux promesses que le sionisme n’a pas voulu ou pas pu respecter, Idan».
Et Nava d’enjoindre finalement le jeune infirmier qui va recevoir son ordre de mobilisation: «Alors, va te battre contre les Cosaque de l’Islam, mais fais respecter cette promesse avec justice et humanité et, lorsque tu reviendras de cette guerre, rallume la flamme de la démocratie qu’on y voie enfin clair dans ce pays et qu’il redevienne une espérance humaine, ici et maintenant, et pas dans un monde où le Messie danse avec Satan»…
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