Culture / Quand un penseur nous encourage à résister au Dieu méchant
Si l’Unique continue d’être invoqué pour justifier guerres et crimes contre l’humanité, à l’enseigne des trois monothéismes en conflit depuis plus de vingt siècles, la survie de la civilisation dépendra de notre capacité à analyser les fondements et les conséquences de «La folie de Dieu», titre d’un essai majeur de Peter Sloterdijk, penseur européen ô combien stimulant. Sur un ton plus polémique, le conteur et romancier Pierre Gripari avait (ré)ouvert le feu avec son «Histoire du méchant Dieu» – à relire avec un grain de sel… Dans un livre plus récent, «Faire parler le ciel», le même Sloterdijk distingue l’apport majeur de la «théopoésie» à la civilisation, où la spiritualité incarnée et réjouie prime sur les dogmes abstraits et les vérités exclusives des théologiens de tout poil...
«La guerre pour l’appropriation de Jérusalem est aujourd’hui la guerre mondiale», écrivait le philosophe français Jacques Derrida il y a trente ans de ça, dans un texte intitulé Spectres de Marx (Galilée, 1993), et son confrère allemand Peter Sloterdijk, évoquant la concurrence que se livrent trois eschatologies messianiques «dans la guerre sans merci qu’elles se livrent, directement ou indirectement», toujours selon Derrida, a beau se distancer de ce qu’il estime une «exagération pathétique»: le fait est que les événements actuels du Proche-Orient donnent une nouvelle actualité à cette formule polémique, et d’un clic vous trouverez, ainsi, sur le site d’ARTE, un reportage sur la question cruciale de Jérusalem…
Il y a 25 ans de ça, le soussigné et le jeune écrivain franco-suisse Pascal Janovjak, établi à Ramallah avec sa compagne en mission à Gaza pour la section italienne d’Amnesty international, entreprirent une correspondance apolitique publiée sur Internet et dont les quelque 150 lettres, entre 2008 et 2009, jusqu’à l’opération Plomb durci de l’armée israélienne à Gaza, reflétaient malgré tout, sans parti pris, la situation de plus en plus explosive atteignant aujourd’hui les extrêmes.
Or, au fil de nos lettres, la question de l’influence des religieux israéliens ultra-orthodoxes, en concurrence exacerbée avec celle des intégristes musulmans, me semblait, plus qu’à mon correspondant «sur le terrain» un élément crucial de l’affrontement marqué de part et d’autre, au nom d’un même Dieu unique quoique multiface, par l’exaltation du «crime de devoir sacré», ainsi que l’a fort bien analysé, en 2015, un Etienne Barilier dans son mémorable Vertige de la force.
Pour calmer le jeu en matière de religion
La question religieuse, ou plus particulièrement les occurrences personnelles ou collectives multiples de la foi, relèvent d’une sphère extraordinairement sensible et délicate, où ce que René Girard appelait la «montée aux extrêmes» peut se déclencher à tout moment et sous les prétextes les plus anodins en apparence – on l’a vu avec Salman Rushdie – et c’est donc avec mille précautions, comme pour une opération à cœur ouvert, que Peter Sloterdijk, sans intention blasphématrice quelconque, revient sur ce qui caractérise les trois monothéismes aux zélateurs en bisbille depuis une trentaine de siècles. Son approche distingue ainsi le phénomène religieux dans son ensemble «humain», et les réponses spécifiques du judaïsme, du christianisme et de l’islam.
Avant lui, de grands esprits non moins bien intentionnés, tel un William James, dans L’expérience religieuse, en philosophe passionné de psychologie profonde, ou tel le physicien anglais «rebelle» Freeman Dyson, dans sa conclusion à La Vie de l’univers, constituant une sorte de révérence respectueuse du scientifique à l’imaginaire religieux, avaient tracé les chemins possibles vers une pacification représentant, aujourd’hui, la seule sortie possible, du point de vue des idéologies religieuses, de la «guerre mondiale» évoquée par Derrida.
L'Unique et ses propriétés
Le problème avec l’Unique, pourrait-on dire en simplifiant, c’est qu’il vous accule à l’alternative binaire: avec ou contre. C’est en ces termes qu’Abraham invente un Dieu («suprême seul») situé à la plus haute altitude mais restant jalousement attaché au sol, en ces termes que Moïse (considéré parfois comme un Egyptien de haute lignée) transmet ses lois écrites rompant avec celles des dieux multiples; avec cette violence inouïe que le Dieu de l’Ancien Testament (Exode XXXII, 27) s’exclame: «tuez qui son frère, qui son ami et qui son proche», donnant raison à Pierre Gripari dans son Histoire du méchant Dieu assimilé à un nationaliste endiablé et un raciste génocidaire, avant la mutation chrétienne avec Paul rompant le pacte tribal pour viser l’empire en propagandiste «léniniste» (dixit Sloterdijk), saint Augustin qui prône l’extermination des incroyants et l’islam conjuguant immédiatement, par l’anathème et le sabre, le spirituel et le militaire, etc.
Quant à prétendre que les trois monothéismes coulent chacun d’un seul flot dans le même sens: évidemment pas! Chaque tradition a ses «fous de Dieu», mais aussi ses hommes de bonne volonté surtout soucieux de faire bon ménage entre eux.
Sloterdijk rappelle clairement, dans sa fresque follement érudite et foisonnant de détails révélateurs, la façon dont les trois monothéismes, procédant les uns des autres, se rejettent ou se tolèrent, comment leur survie s’est fondée sur la violence à proportion de leur implication politique, comment le Lévitique pré-chrétien «répond» au Dieu intolérant de l’Exode, et comment la dynamique agressive des trois parties en conflit s’est épuisée aujourd’hui malgré les sursauts extrémistes divers.
Liquider la religion comme s’y est employé le biologiste Richard Dawkins, dans son pamphlet sommairement «scientifique» Pour en finir avec Dieu, vivement critiqué par Sloterdijk, ou la réduire à un «opium du peuple» ainsi que l’ont qualifiée les marxistes avant l’avènement d’une nouvelle forme de bigoterie de masse, est évidemment illusoire tant que l’humain reste la bête métaphysique, angoissée ou adorante qu’on sait, mais comment ne pas entendre un ami de la sagesse nous invitant à connaître avant de juger – de comprendre avant de condamner, dans le sillage de ces grands démystificateurs que furent, notamment, un Montaigne, un Spinoza ou un Nietzsche?
Le ciel est à relire, les yeux ouverts
Peter Sloterdijk, dans ses essais multidirectionnels, a toujours prêté, à la littérature, une oreille très attentive et avisée, mais jamais autant, me semble-t-il que dans Faire parler le ciel, constituant une sorte d’anthologie des «messages» que, du «ciel», nous ont envoyés les dieux par le truchement des poètes du théâtre grec, après Homère et les illuminés bibliques ou égyptiens (le ciel des cercueils est alors la nuit de Nout piquetée d’étoiles peintes), avant les injonctions du Très-Haut législateur confinées dans l’Arche (t’es mort si t’y touches) et les kyrielles de générations aux antennes braquées sur la voûte céleste où les hymnes du foldingue Hölderlin se mêlent aux voltiges géniales de l’oiseau Rimbaud…
Le ciel est une page blanche où l’enfant Humanité trace ses premiers mots et ses visions ultimes, et le compositeur Enesco le disait de Jean-Sébastien Bach, ce vieux gamin discipliné: qu’il était capable du ciel. C’est cela mes amis: tâchons d’être capables du ciel…
De la bonté «sans idée» et du bon Dieu des braves gens
Notre ami le peintre et écrivain polonais Joseph Czapski (1896-1993), rescapé du massacre de Katyn et qu’on peut considérer comme un juste du XXème siècle, me disait un jour, dans son atelier de Maisons-Laffitte, que le christianisme racontait essentiellement pour lui une histoire de la bonté.
Or il était capable de s’ériger aussi vivement contre les chrétiens antisémites que contre les juifs réduisant les Polonais à des antisémites, sans parler des uns et des autres se traitant mutuellement d’affreux fascistes ou de sales communistes, d’hérétiques à extirper ou de mécréants à trucider. Puis un autre soir, alors qu’il perdait la vue, il me demanda de lui lire la nouvelle de Tchekhov intitulée L’étudiant, dont je lui avais parlé plusieurs fois et que j’avais dans ma sacoche – la préférée de l’écrivain et qui fit venir, aux yeux du témoin de toutes les horreurs, de vieilles larmes d’enfant. Tchekhov le médecin positiviste présumé athée! Et qui parlait mieux que personne de l’humble foi de vieilles femmes à la veille de Pâques. Or c’est à un auteur juif (Ah ces Juifs!) et russe (Ah ces Russes!) que j’emprunterai enfin ma conclusion, tirée de Vie et destin de Vassili Grossman.
Dans l’histoire du bien qu’il a griffonnée sur ses feuillets, le vieil Ikonnikov, après avoir remarqué que même Hérode ne versait pas le sang au nom du mal, mais «pour son bien à lui», constate que la doctrine de paix et d’amour du Christ aura coûté, à travers les siècles, «plus de souffrances que les crimes des brigands et des criminels faisant le mal pour le mal».
Il n’en rejette pas pour autant le message évangélique mais oppose, au «grand bien si terrible» des nations et des églises, des factions et des sectes, la bonté privée, sans témoins, la «petite bonté sans idéologie», la bonté sans pensée que j’ai constatée pour ma part chez mon père et ma mère et que Joseph Czapski «raconte» à sa façon, en peinture, par le truchement de multiples personnages à l’air innocent ou perdu.
Et Vassili Grossman de préciser que la bonté du vieux martyr Ikonnikov est «celle d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. (...) En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des Etats et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu»…
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Alain Schaeffer 27.01.2024 | 15h08
«Le psaume 103 raconte avec beauté combien Dieu est bon, plein de tendresse et d'amour. On ne lit pas la Bible à la lettre, au premier degré nombre de passages difficiles faisant paraître un Dieu sévère, et qui nécessitent une analyse en fonction du contexte historique de rédaction en incluant une dimension anthropologique dans ce qu'ils reflètent du Créateur. Il serait par exemple important de relever dans ceux-ci que Dieu a horreur de l'injustice. Un choix théologique doit être fait comme il est fait par quantités de chrétiens engagés dans des œuvres humanitaires, philanthropes et de justice sociale au point que beaucoup de personnes -pour beaucoup non chrétiennes- résument la spiritualité chrétienne à l'amour et au pardon.»