Média indocile – nouvelle formule

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Culture / Quand le «Tout» abuse par trop des généralités négatives


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Dystopie évoquant l’emprise globale d’un empire numérique à l’américaine, le dernier roman de Dave Eggers, après «Le Cercle», tient de la visite guidée aux enfers suaves du virtuel pavés de bonnes intentions imposées à chacune et chacun par le nouveau Big Brother. Bien vu dans une foison de détails, dont l’accumulation contraste hélas avec le vide des personnages «juste sympas »…



Les grandes contre-utopies de 1984 et du Meilleur des mondes continuent de faire de George Orwell et d’Aldous Huxley nos contemporains, entre autres visionnaires d’un avenir plus ou moins radieux annonçant, après Baudelaire, Dostoïevski ou Nietzsche, poètes-visionnaires, la déshumanisation de l’homme par la Technique, la Machine et la Masse − et le XXe siècle aura vu proliférer le phénomène global, tant par ses réalités que par le développement virtuel de celles-ci, dont l’image céleste du Nuage numérique fait figure de symbole et même plus…

Or cet écosystème apparemment impalpable, et combien réel pourtant, conserve un «visage humain» qui devrait intéresser les écrivains autant que les ingénieurs-entrepreneurs folâtres à la Elon Musk, n’était-ce que pour l’évaluer en termes personnels possiblement non alignés alors même que l’Evaluation devient l’obsession du nouveau système «total», pour ne pas dire «totalisant» ou «totalitaire», ainsi d’ailleurs que le détaille à foison le dernier roman de Dave Eggers, intitulé précisément Le Tout.

Achevé en 2021 par son auteur quinqua, The Every (titre initial signifiant exactement le «chaque» plus que «le tout») constitue la suite directe, cinq ans après quatre autres publications, du roman à succès Le Cercle (Gallimard, 2016) adapté au cinéma par James Ponsoldt (avec Emma Watson et Tom Hanks dans les rôles principaux) dans lequel Dave Eggers brossait une première fresque du même univers médiatico-numérique où l’on suivait une jeune femme du nom de Mae Holland, engagée dans la mégaboîte californienne du Cercle issue de la fusion des géants de la tech (Google, Facebook et Apple) dont elle découvrait, fascinée, le pouvoir de «persuasion clandestine» et d’emprise croissante sur les individus sous prétexte de transparence excluant toute vie privée.

Faisant écho direct à l’inquiétude de tout un chacun à l’usage quotidien de l’Internet, des réseaux sociaux ou des médias de plus en plus invasifs, le roman développait une observation aussi riche que pertinente, mais péchait en revanche par son manque d’épaisseur psychologique et le tour par trop explicatif et sommaire de sa dramaturgie, évoquant parfois un (bon) roman pour ados sympas. Or le même reproche pourrait être adressé au nouvel opus de Dave Eggers, dont la protagoniste, Delaney Wells, trente-deux ans et toutes ses dents, n’a guère plus d’épaisseur réelle que Mae Holland, qu’on retrouve d’ailleurs dans Le Tout avec le titre de PDG…

Dissidente de l’intérieur          

En ce nouvel espace de vérité sous surveillance, un lustre  après la disparition du Cercle, rebaptisé le Tout après le rachat d’un géant du commerce en ligne portant le nom d’une jungle sud-américaine (!), la société «la plus riche que le monde eût jamais connue» se trouve toujours localisée sur un campus de Californie, dans l’extension artificielle de l’île d’Yerba Buena (un coup d’œil via Google Earth s’impose ici) où la confrérie hyper-sélective de ses cadres et collaborateurs  s’est établie dans une ancienne base militaire, et c’est là que la jeune Delaney débarque avec l’intention secrète… de l’anéantir! 

Pour arriver à ses fins, la jeune femme va devoir passer un certain nombre d’entretiens d’embauche validés par des rapports connexes de l’IA, la nouvelle donne du Tout impliquant en effet la double obsession sécuritaire et sanitaire, l’omniprésente autocensure de son comportement et de son vocabulaire, la conscience écoresponsable, la lutte contre les discriminations, l’exaltation vertueuse et le recours constant et croissant aux services de l’intelligence artificielle, etc.   

Coachée par diverses «acclimatrices», telle une Kiki, un peu cruche, avant une Winnie, plutôt cloche, aussi soumises l’une que l’autre à l’absolue conformité du Tout, Delaney «respire» avec son ami Wes, au courant de ses intentions mais sans se mouiller lui-même, entretenant avec elle une relation asexuée célébrée dans les séries «djeunes»…

Pour se faire bien voir des décideurs du Tout, Delaney a élaboré un mémoire universitaire où elle introduit le concept de Maîtrise du Marché bienveillant, exprimant exactement le contraire de ce qu’elle pense vraiment, et c’est ainsi que, bientôt intégrée dans le Tout, elle distillera les idées les plus absurdes, aussitôt formalisées en «applis», pour saper l’entité de l’intérieur. La voici par exemple imaginer une application anti-dépression consistant à obliger les utilisateurs de téléphones mobiles à utiliser ceux-ci non-stop pendant au moins trois heures quotidienne, sous évaluation simultanée. Ou la voilà lutter contre les atteintes à l’environnement par l’avion, la voiture ou l’autobus en prônant la construction de capsules habitables sur le lieu même où travaille le travailleur.

«Je sais comment tuer le monstre», dit-elle à son ami Wes: «On injecte les idées toxiques dans le Tout, qui le adopte, les promeut et les injecte dans le sang collectif de la population mondiale». Car tout devient «mondial» à l’enseigne vertueuse du Tout. Comme en Corée du nord ou en Chine, mais en bien pire, le Tout proclame, non sans mises en garde comminatoires («Les Secrets sont des Mensonges»), que «Grâce à notre programme SûrVeillant, nos communautés sont plus engagées que jamais dans la promotion de la sûreté des rues par l’observation mutuelle». Et plus que les rues: les paroles de chacun et les pensées de chacune. Une appli va jusqu’à promettre à ses usagers la révélation du moment exact de leur mort. Et l’on verra le fameux Eamon Bailey (figure majeure du Cercle) filmer sa propre noyade en temps réel que son fils est censé vivre à l’unisson via l’appli d’interconnexion psychique liant les esprits entre eux par miracle technologique…

Une catastrophe fantasmée

Hélas la mort d’Eamon ne provoque qu’un simulacre de deuil dans la communauté du Tout, dont les personnages sans entrailles manquent de crédibilité, à proportion inverse de ce qui est dit de leur «secte», mot par ailleurs prohibé, dont l’influence concernerait des milliards de nos contemporains. Aussi bien, le tableau catastrophiste brossé par Dave Eggers, intéressant par maintes observations voulues satiriques, se dilue-t-il finalement dans une accumulation de données et de constats coupés de la réalité dans laquelle nous vivons, parfois peut-être pires que ce qui en est dit là, mais en butte à de vraies contradictions et de vraies oppositions, alors que le «combat» de Delaney relève du fantasme, de même qu’on ne croit pas une seconde à l’ectoplasme du nom de Mae Holland.

Dans son avant-dernier roman, Et c’est ainsi que nous vivrons, Douglas Kennedy a imaginé que les Etats-Unis, en 2045, se seraient désunis en deux entités, dont l’une relèverait de la théocratie, dirigée par douze apôtres, et l’autre de la ploutocratie numérique surveillant «démocratiquement» ses citoyens, et c’est à cette formule qu’on pense en lisant Le Tout foisonnant d’observations sur les mécanismes les plus pervers du Système où une application peut évaluer la qualité de vos amitiés par le truchement d’un détecteur de mensonges, une autre divulguer votre exact état de santé et vous dénoncer en cas de négligence de votre part, votre vie soumise ainsi aux algorithmes en fonction d’un nouvelle idéologie invoquant la douceur et pratiquant la terreur.

Hélas, contrairement à son pair Douglas dont les personnages vivent bel et bien, Dave Eggers, en scénariste certes informé et intelligent, ne dépasse guère, quant à la dramaturgie et à la psychologie de ses protagonistes, une technique de surface qui s’apparente décidément à la rhétorique formatée des séries télé où l’on joue à se faire peur. «Le tout» serait d’y croire, comme au diable numérique sur la muraille, mais la réalité n’est-elle pas infiniment plus complexe et intéressante?    


 
«Le Tout», Dave Eggers, traduit de l’anglais par Juliette Bourdon,  Editions Gallimard, collection «Du monde entier», 634 p.

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