Culture / Quand le cœur chaud et l’esprit froid continuent de se faire la guerre
Sur fond de guerre en Ukraine, un roman poignant et savoureux d’Andreï Kourkov, «Les abeilles grises», et un «Dictionnaire amoureux» mêlant passion et documentation, illustrent deux approches antinomiques de la réalité: le savoir poreux, affectif et intuitif, de la poésie commune à toutes les cultures, et les discours de l’idéologie partisane. Avec, en bonus, un conseil pacifiant d’André Markowicz...
L’inoubliable nouvelle de Gogol l’Ukrainien, intitulée La brouille des deux Ivan et figurant la sempiternelle bisbille qui oppose, souvent pour trois fois rien, les voisins de paliers ou de jardins, nous revient en mémoire en lisant – pendant qu’une guerre absurde continue de semer la désolation à nos portes –, Les abeilles grises d’Andreï Kourkov, roman lui aussi chargé de sens symbolique.
Si les deux Ivan de Gogol, notables de la bourgade de Mirgorod, étaient initialement de bons amis, qu’un litige futile a fait soudain monter aux extrêmes d’une querelle homérique, les deux protagonistes des Abeilles grises, l’apiculteur Sergueï Sergueïtch et son voisin retraité Pachka, tous deux restés seuls dans un bled obscur de la «zone grise» séparant le reste de l'Ukraine du Donbass, sont des ennemis jurés depuis leur enfance, dont la raison d’être semble toujours et encore de se prendre de bec ou de se voler dans les plumes.
Or, chez Kourkov comme chez Gogol, l’épaisseur du réel, et plus précisément l’incessante rumeur de l’orage guerrier tout proche, et les difficultés quotidiennes sans nombre procédant de la guerre (les hostilités font déjà rage depuis trois ans) tissent une toile de fond poisseuse dans laquelle se débattent nos deux lascars, et comme chez l’auteur du cycle de Mirgorod il y a là de quoi rire autant que de compatir…
Ancien inspecteur des mines dans la cinquantaine, atteint de silicose et resté seul, «le cœur en miettes», après la fuite de sa femme partie avec sa fille vivre en ville, Sergueïtch a tenu bon en réfrénant ses larmes, savourant le bourdonnement de ses abeilles en été et le silence hivernal sous le ciel gris, sans bien comprendre ce qui s’est passé depuis trois ans: «Quelque chose s’était brisé dans le pays, s’était brisé à Kiev, là où il y avait toujours un truc qui n’allait pas». Or, à cette guerre dont la cause reste «brumeuse» à ses yeux, Sergueïtch, entre bouteilles de ratafia et ruches précieuses, n’a que son bon sens à opposer; et quant à Pachka, le seul voisin qui lui reste, il n’a plus trop envie de penser à lui comme à un ennemi. «A chaque nouvelle rencontre, même s’ils se querellaient, Pachka lui semblait plus proche et plus compréhensible. Ils étaient à présent comme deux frères, même si, Dieu merci, ils n’étaient pas de la même famille». Une peur latente les solidarise en outre: «La peur, c’est chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie»…
Par la suite, le printemps venu, au fil de pérégrinations épiques, Sergueïtch se déplacera, à bord de son inénarrable guimbarde et sa remorque remplie de ruches, vers les prairies fleuries d’Ukraine et les montagnes de Crimée où il découvrira d’autres aspects non moins absurdes de la guerre, mais passons sur les détails de cet ample roman dont l’ancrage humain et terrien rappelle les récits de Tchekhov.
L'humanité de Tchekhov contre les idéologies
Si le nom de Tchekhov, après celui de Gogol plus explicitement lié à l’Ukraine – l’auteur des Ames mortes projetait en effet de consacrer tout un livre à cette nation – m’est venu à l’esprit à la lecture des Abeilles grises de Kourkov, c’est que le grand écrivain russe le plus étranger qui fût aux doctrines abstraites et aux idéologies, en médecin proche des gens aussi opposé aux idées réactionnaires qu’aux utopies en vogue, me semble l’exemple par excellence de l’écrivain «irrécupérable» au meilleur sens du terme, réellement «engagé» dans son travail, à l’écart de tout parti ou de toute église.
Nul hasard, à cet égard, que le traducteur du russe André Markowicz, auquel on doit une nouvelle lecture «au plus près de la langue» de Dostoïevski, ait conclu une récente profession de foi, intitulée Et si l’Ukraine libérait la Russie?, sur la proposition significative de passer de Dostoïevski (à savoir l’idéologue slavophile mystique, et non le romancier génial) à Tchekhov…
Markowicz, comme beaucoup d’amoureux de la Russie ET de l’Ukraine, tel Andrei Kourkov lui-même, ou comme le grand slaviste Georges Nivat, est catastrophé par l’agression commise par Vladimir Poutine et les siens contre l’Ukraine, avec la bénédiction de l’actuel patriarche de Moscou.
Or voici ce nous lisons à la rubrique Orthodoxie du récent Dictionnaire amoureux de l’Ukraine : «Depuis la disparition de l’Union soviétique, deux institutions n’ont pas changé: les service secrets et l’Eglise de Moscou. L’ancrage de la Russie dans la tradition est indispensable au projet étatique de Vladimir Poutine. Il est donc parti en croisade pour la restauration de l’unité perdue avec la mission de faire rempart face à un Occident qui aurait perdu ses valeurs chrétiennes. Ainsi dénonce-t-il régulièrement les Etats, comme l’Ukraine, organisateur de "Gay Pride"»…
Et les auteures du Dictionnaire en question, Tetiana Andrushchuk et Danièle Georget, de rappeler les mots de Cyrille, le patriarche de Moscou, à l’annonce des bombardements de l’Ukraine orthodoxe: «les forces du mal essaient de détruire la Russie (…) il faut la défendre», etc.
D’Ame à Zelensky, avec deux ou trois bémols…
Au premier regard de surface, la découverte du Dictionnaire amoureux de l’Ukraine m’a laissé un peu déçu, tout personnellement, par l’absence de rubriques individuelles consacrées aux écrivains d’aujourd’hui (j’en espérais une sur Andrei Kourkov en particulier, tout de même traduit en plus de 30 langues…), au lieu de quoi je trouvai un éloge à mes yeux excessif de Bernard-Henri Lévy, une présentation très convenue de Volodymyr Zelensky en avatar ukrainien de Charlot devenu chef de guerre et héros providentiel de la nation, ainsi que des «entrées» me paraissant insuffisantes, notamment sur la corruption.
Pourtant il serait injuste de réduire cet ouvrage tout de même considérable et souvent passionnant, supposant une énorme documentation – un travail de longue date, précisent les auteures -, réalisé finalement en un temps record sous la pression des événements (son achevé d’imprimer date d’avril 2022) et dont un pourcentage des ventes est reversé à l’Aide médicale et caritative France-Ukraine.
Une commune passion et de hautes compétences respectives sont à la base de cette somme vite-faite-bien faite dans l’urgence, alliant la musicienne et musicologue ukrainienne Tetiana Andrushchuk, native de Kiev où elle a dirigé le département de musique de chambre à l’Académie nationale Tchaïkovski, avant de collaborer à l’Unesco et à l’ambassade d’Ukraine à Paris, et la journaliste Danièle Georget, rédactrice en chef adjointe à Paris Match et auteure de trois romans à caractère politique, qui a expliqué longuement (à découvrir via Youtube, sur le site de la Librairie Mollat) les tenants de sa collaboration avec la professeure de violon de sa propre fille…
De l’Ame de l’Ukraine (qui se cache à Kiev) qu’incarnent dans la foulée la poétesse Anna Akhmatova et la reine de Francs Anne de Kiev, à la Zoya de Kramatorsk, symbole des victimes innocentes, les auteures du Dictionnaire amoureux de l’Ukraine, en femmes de cœur et d’esprit, reconstituent finalement une fresque vivante et vibrante où les tragédies du terrible XXème siècle (exhumation tardive du martyre subi par les paysans ukrainiens sous la férule stalinienne, reconnaissance tardive des crimes nazis de Babin Yar, etc), alternent avec tous les aspects d’une histoire trop souvent confisquée au profit d’un rêve impérial dont la Novorossia de Poutine est le dernier avatar.
Et voici Balzac, au passage, qui surgit aux pieds de la belle Eva Hanska, se répandant en lettres d’anthologie, et Mazepa le rebelle romantique, taxé de «traître» par Poutine, et le poète Chevtchenko qui a sa rue dans la bourgade d’Andrei Kourov – bref toute une folle saga slave à laquelle les experts occidentaux comprendront sûrement bien moins qu’un apiculteur faisant son miel sous les bombes…
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