Culture / Lambert Schlechter fait parler Dieu en mécréant de bonne foi
Le Tout-Puissant n’en peut plus de n’entrevoir, au bout du couloir de l’éternité, aucune issue. La faute aux mortels qui l’ont taxé précisément d’Eternel, alors qu’eux ont la chance de ne faire que passer. Lui languit de ne point mourir: c’est ce que nous apprenons, d’emblée, dans ces «Fragments du journal intime de Dieu», dont l’écrivain luxembourgeois nous régale en interprète malicieux des secrets plus ou moins divins que «le ciel» recèle.
«L’éternité c’est long, surtout vers la fin», disait un plaisantin juif du nom de Woody Allen, mais la formule n’a pas eu l’heur de faire sourire Dieu, trop lucide pour croire à aucune fin de ce qu’Il est supposé avoir conçu et trop accablé par le fait qu’on le dise précisément l’Eternel.
De la même façon, Dieu n’a pas vraiment apprécié le fait qu’«un certain Froibard ou Beaussard» (chacune et chacun aura identifié l’académicien André Froissard, ex-communiste converti au parti de Dieu) prétende l’avoir rencontré, comme il le raconte dans Dieu existe, je l’ai rencontré, ce dont ledit Dieu ne garde aucun souvenir alors qu’Il se rappelle très bien la vieille paysanne ouzbèke Oksana qui vendait des pastèques dans le souk de Samarcande et le tutoyait avec une tendre désinvolture qui lui donnait chaud au cœur et faillit, dit-Il, le réconcilier avec le genre humain.
Autant dire que Dieu ne s’en laisse pas conter, et surtout pas enfumer par tout ce qu’on raconte de Lui depuis des siècles et des millénaires. Il a pourtant un cœur, découvre-t-on à propos de la vieille Oksana et au fil des pages de son journal intime constitué de fragments sans suite chronologique (le temps n’existe pas pour Lui), où il s’indigne par exemple de ce qu’en Son Nom un pape ait commémoré la découverte de l’Amérique sous l’égide de l’Eglise catholique et apostolique et se soit félicité «de cette mainmise cinglante & sanglante», citant les mots de Jean Paul II «qui monta sur un podium surélevé entouré d’une croix et de gigantesques haut-parleurs pour déclarer à propos de moi: "L’évangélisation a permis à Dieu de faire alliance avec l’Amérique latine: il connaissait ces peuples de toute éternité mais grâce aux missionnaires, Il les a incorporés à son projet de rédemption…" De quoi je me mêle? Je ne savais rien de rien de ces peuples, je n’avais jamais regardé vers là, occupé ailleurs, et je n’ai jamais eu de projet à leur propos, ni de rédemption, et encore moins de liquidation»…
Dieu serait-il tiers-mondiste? Pas vraiment: il est «occupé ailleurs», et si l’on parle de «théodicée» à propos de ses attributs de bonté et de toute-puissance face au mal, comme s’y emploie Augustin «sincèrement bouleversé par la dramatique question de la souffrance des enfants», Lui-même baisse le nez en évoquant le massacre de son peuple par les Aryens nordiques en convenant: «Je n’ai pas bougé le petit doigt; je n’ai pas trouvé ça drôle, ni même divertissant, mais ça ne m’a pas fait sortir de ma léthargie. Je ne sais pas pourquoi»… Et dans la foulée cette conclusion peu triomphante: «La théodicée, après Auschwitz, a eu ici ou là des velléités de redémarrage, mais sans résultats vraiment probants. Même les Jésuites n’ont pas été foutus de raisonner de manière minimalement persuasive. Faudra quand même pas qu’on dise que je dois ma survie au seul humour noirissime de quelques rabbis rescapés.»
Bien entendu, il y a du ventriloque dans le Dieu de Lambert Schlechter, qui fait passer ses propres idées et autres préférences sous la plume divine et Le prend, en lecteur érudit de la Parole, au piège de ses propres contradictions – Dieu face à Babel, Dieu devant l’Arche de Noé, Dieu surpris par la soumission empressée d’Abraham, Dieu et le massacre des Innocents, Dieu pas du tout acquis à l’invention de son supposé fils, Dieu préférant la vulve d’Eve à l’aura virginale de Marie, Dieu préférant Spinoza à Heidegger, Dieu lisant Erri de Luca en livre de poche…
Et Lambert dans tout ça?
Le diariste divin m’attendait l’autre soir sous le gingko multimillénaire (je parle de l’espèce, pas de l’individu) de la terrasse du Major, à Cully, me prouvant une fois de plus qu’il existe autant que Lambert Schlechter, rencontré pour la première fois en 3D au Salon du Livre et du Saucisson de Balma, près de Toulouse, il y a plus d’une vingtaine d’années, et retrouvé depuis lors sans discontinuer sur Facebook, alors que nous échangions régulièrement nos livres par voie postale.
Lambert Schlechter dans les vignes de Lavaux © J.-L.K.
Sans me forcer ni flagorner, je tiens Lambert pour l’un des scribes francophones vivants les plus intéressants (au même rang qu’un Pascal Quignard, que lui aussi situe au top), avec une quarantaine de livres à son actif dont la meilleure introduction, intitulée Le murmure du monde (40 ans d’écriture) et parue en 2022 aux éditions luxembourgeoises Phi, constitue une formidable anthologie de 654 pages, dont quelques unes du journal intime de Dieu et un extrait déchirant du Silence inutile, évoquant l’arrachement qu’a été l’agonie de sa première épouse. Avec le terrifiant incendie qui a ravagé sa bibliothèque une nuit de 2015, en lequel il pourrait incriminer «le feu de Dieu», et d’autres avanies sans doute ponctuant sa déjà longue vie (il est né, enfant de la guerre, en décembre 1941), Lambert aurait des raisons de maudire le présumé Créateur, voire de s’aigrir, mais non: le côté soleilleux de la vie le remplit de reconnaissance, avec deux solides filles qui le suivent-surveillent à portée de portables au cours de ses incessantes virées, et un grand lascar à dégaine de Latino colombien que lui et sa femme ont adopté, tout petit, cinq ans avant la mort de celle-ci – cadeaux!
Débarquant l’autre jour en Lavaux du sommet du Righi, où il venait de séjourner dans une pension perchée à cinquante francs la nuit (on note), après une escale dans les non moins divines (décidément!) collines de Toscane, l’ami Lambert m’a révélé sous le gingko, à l’amorce de quatre jours de conversations, qu’après les grandes bottes de Dieu il allait enfiler les savates de Jésus et voir où ça le conduirait…
Lambert Schlechter est-il, pour autant, un obsédé de la religion, comme un certain Augustin (c’est Dieu sous sa plume qui le rappelle) était un obsédé du sexe mâle érigé en flamberge de culpabilité? Pas vraiment. Parfois érotomane dans ses écrits (le sexe d’Eve le fascine), il ne pousse pas la passion jusqu’au mysticisme délirant d’une Catherine de Sienne, pas plus qu’il ne donne dans l’athéisme froid. Moins athée militant qu’un Pierre Gripari, dont je lui rappelle la grinçante et non moins sagace Histoire du méchant Dieu, Lambert, fils de cathos qui lui fichaient la paix en la matière, Lambert le super-érudit poète (prof de philo en lycée pendant des décennies), Lambert dont Montaigne est le copilote, me fait plutôt penser à ce mécréant chrétien que figurait un Théodore Monod, grand marcheur du désert et aussi grand lecteur que le Dieu de Schlechter, qui récitait tous les matins les Béatitudes sans souscrire pour autant à la divinité du rabbi Iéshouah dit le Nazaréen.
En son journal intime, Dieu convient qu’il n’a pas toujours été un très bon écrivain – le reproche fondé qu’on lui a fait sur la rédaction négligente de la Genèse –, mais on voit que l’écriture le branche, comme les Ecritures ont scotché professionnellement mille doctes commentateurs d’avant et après les conciles où l’on a peaufiné les concepts du Père et du Fils et de la sainte colombe, et plus récemment les chenapans de la contre-exégèse du genre Voltaire et Nietzsche, Gripari et Lambert lui-même, entre tant d’autres mécréants bel et bien issus, voire attachés, au christianisme historique ou familial.
A retenir enfin, après le lamento initial de Dieu fulminant contre son sort éternel, sa conclusion portant sur l’incroyable prétention du genre humain, femelles et mâles cisgenres à l’avenant – mais les queer et les trans ne font guère mieux – à croire que Dieu s’occupe d’eux personnellement alors qu’Il a tant à faire «ailleurs».
Et pourtant l'Univers tourne
Le Dieu de Lambert l’agnostique, à cet égard, comme celui de Spinoza ou du physicien rebelle Freeman Dyson, à la fin de La Vie dans l’univers, en appelle à une révélation plus universelle que celle dont se réclament les tribus anciennes et les paroisses plus récentes: «Dans l’ensemble ça tourne, note-t-il ainsi dans son journal célestement intime, les orbites fonctionnent, il y a une réelle harmonie que même les anciens stoïciens ont reconnue et célébrée, c’est grandiose, et d’après ce que j’observe depuis un certain temps, ils sont en train d’explorer tout cela, depuis quelques décennies ils hubblisent mes constellations, voyant de plus en plus les choses comme je les vois, c’est vraiment grandiose, je dirais presque divinement grandiose, les images qu’ils captent dans un espace incommensurable et dans un abîme temporel indescriptible, sont estomaquantes, et pourtant beaucoup d’entre eux continuent à s’obstiner, paranoïaquement, et chacun pour soi dans sa propre folie de sa propre grandeur (mais qui est d’une petitesse si petite qu’elle n’est pas perceptible), bref, ils s’obstinent à croire (croire!) que j’ai le temps et le loisir d’être attentif à chacun d’eux, écouter & exaucer leurs prières, acquiescer à leurs fantasmes de résurrection et d’immortalité, alors que j’ai, excusez du peu, tout l’Univers sur les bras»…
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