Culture / La grâce de la littérature ressuscite deux grands bonshommes
Dans un roman intitulé «Rencontre à La Boisserie», très solidement documenté et rendant à chacun sa voix et sa profondeur existentielle, Christophe Gaillard nous captive avec l’évocation de la dernière rencontre, en 1946, de Charles de Gaulle et de Georges Bernanos.
Le monde occidental vacille sur ses bases millénaires, l’Europe dite unie se désagrège, la France en perte de grandeur se cherche un rôle tandis qu’une guerre inattendue fait rage à nos portes, bref l’heure est au désarroi et à la dissolution des repères, également perceptibles dans la production littéraire et artistique de l’époque, et comment ne pas en être désabusé sinon désespéré?
Or voici qu’un livre nous rend courage: un livre franc du collier, vif d’esprit et tonique de style, dont la qualité majeure est de restituer précisément deux grands styles incarnés, deux destinées qui honorent la littérature et la France, l’Europe des cultures dont rêvait un Denis de Rougemont – lequel ne croyait pas à l’Europe du fric et des bureaucrates –, deux grands bonshommes qu’on découvre ici au naturel, loin des pompes et des salamalecs académiques, deux frères humains partageant la même foi et la même tendresse, deux amis peut-être inattendus, le cadet à dégaine de «clocher en marche» et l’aîné béquillard: Charles de Gaulle tenant la main de sa fille trisomique Anne, et Georges Bernanos à deux ans de sa mort... deux figures d’un roman «mondial» et quelques autres comparses d’envergure tels un Malraux ou l’immense Stefan Zweig (l’Europe incarnée en exil au Brésil) dont le récit déchirant de la fin nous vaut ici des pages de grande émotion, où les personnages du nouvelliste (tel libraire ou tel joueur d’échecs) croisent Mouchette ou le Monsieur Ouine de Bernanos dans le jeu spéculaire de la mémoire...
Entre le cendrier et l'étoile
Le problème du romancier, disait à peu près cet autre joueur d’échecs qu’était Friedrich Dürrenmatt, consiste à jouer sa partie entre le cendrier et l’étoile autrement dit: en ne cessant de relier le détail révélateur et la tapisserie du monde; et c’est le premier mérite du récit à deux voix alternées de Christophe Gaillard, immédiatement campé avec l’évocation de la demeure du «héros de la France libre», en sa terre bien nommée de l’Aube où il fera, à l’écrivain qu’il a invité, les honneurs d’une visite de la ménagerie de sa fille bien aimée – et voici les poules cocottes et l’agneau Médoc –, tout en s’entretenant avec le grand écrivain, des choses du monde, du camarade Staline ou des turpitudes de l’épuration, notamment.
«Deux anciens élèves d’un même collège parisien se rencontrent, près de quarante-cinq ans plus tard, auréolés de gloire, mais désespérés de constater que les hommes ne savent que faire de leur liberté retrouvée», lit-on dans l’avant-propos de ce qui se donne dans le genre littéraire éprouvé du «dialogue des morts» faisant fictivement se croiser Montaigne et Socrate ou Montesquieu et Machiavel, à cela près que la rencontre des deux protagonistes s’avéra bel et bien le temps d’une matinée (le 5 décembre 1946) suivie d’un déjeuner rassemblant d’autres convives, dont André Malraux qui en témoigna…
Entre colère et compassion
A propos de Malraux, précisément, l’on apprend ici qu’il subit les foudres de Bernanos, au lendemain de la guerre d’Espagne, pour n’avoir pas eu le cran de dire tout haut ce qu’il savait des crimes imputables aux Républicains alors qu’une Simone Weil, un Orwell ou un Hemingway en avaient eu le courage. De la même façon, le romancier-pamphlétaire se déchaîne joyeusement contre l’Académie française où de Gaulle aimerait le voir siéger, comme il s’en prend, de manière plus inattendue, à un Claudel qu’il traite de ladre par trop intéressé par l’argent…
Fureurs d’un pèlerin de l’absolu, qui vont de pair avec sa capacité non moins viscéralement vécue de compassion et de tendresse, magnifiquement traduites par Christophe Gaillard dans les intonations variées et parfois contradictoires de ce grand vivant dont les dernières pages du roman évoquent la fin avec des accents bouleversants. Dans la foulée, l’on en apprend beaucoup, aussi, sur les avanies subies par les deux hommes dans leurs vies privées ou publiques: les errances souvent à la limite de l’indigence de la tribu Bernanos, et les circonstances dans lesquelles l’écrivain conçut divers chefs-d’œuvre, ou l’incroyable déchaînement de la droite et de la gauche françaises contre la figure du général-écrivain passé de l’état de condamné à mort à celui de mémorialiste conchié par Sartre et moqué pour son «style de gendarme»…
Sans idéaliser pour autant ses deux «héros», Christophe Gaillard en ressaisit du moins la profonde humanité et, pour l’essentiel, la qualité de cœur et la noblesse. Les pages consacrées, plus précisément, à la condition des handicapés, liant le sort de la jeune Anne aux innombrables victimes de l’eugénisme, notamment hitlérien, et conduisant Yvonne et Charles de Gaulle à créer la Fondation Anne de Gaulle pour l’accueil des trisomiques, apportent une touche émouvante à la statue mythique du Général en Commandeur, comme nous émeut la reconnaissance manifestée par Bernanos aux Brésiliens et tout ce qui touche à la venue au jour du personnage inoubliable de Mouchette. Cela dit sans la moindre sensiblerie, au fil d’un récit vigoureux et splendide qu’on ne lâche pas.
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