Culture / La couleur de la vengeance
A l'âge de 75 ans, Paul Schrader réussit un formidable come-back avec «The Card Counter». Oscar Isaac y incarne un joueur professionnel solitaire qui prend un jeune homme sous son aile, lié à son passé dans l'armée d'occupation en Irak. Un drame puissant qui a bien failli ne pas sortir chez nous, faute de distributeur, malgré sa sélection en compétition à la Mostra de Venise.
Ne jamais enterrer trop tôt un vrai cinéaste. Après une longue traversée du désert, Paul Schrader l'avait déjà rappelé en 2017 avec First Reformed, un petit film indépendant qui remettait au goût du jour de la déprime écologique le fameux Journal d'un curé de campagne de son maître Robert Bresson. Le voici qui confirme de la plus belle manière avec The Card Counter, qui pourrait être décrit comme The Color of Money rencontre Redacted, deux films de ses vieux complices Martin Scorsese et Brian De Palma. Comme l'opus précédent, un film très sombre et pourtant animé par une forte lumière intérieure, qui débouche sur une émotion rare.
A vrai dire, il y a peu de cinéastes aussi mal-aimés que l'ombrageux Schrader, dont les fortunes critiques et commerciales n'ont jamais été meilleures que quand il laissait ses scénarios à d'autres, Scorsese en particulier. Mais l'auteur d'American Gigolo, Mishima et The Comfort of Strangers est lui-même un sacré réalisateur. Et il convient de ne pas oublier que Taxi Driver est d'abord sorti de son esprit. Tout ceci saute aux yeux dès le début de The Card Counter, qui décrit la solitude abyssale d'un joueur de cartes itinérant qui survit chichement dans l'univers peu glamour des casinos et des tournois de deuxième zone. En quelques plans à peine, le film vous plonge dans une ambiance morne et une sourde désespérance, comme s'il se branchait directement sur l'âme du spectateur.
Le mystère du solitaire
Bill Tell (Oscar Isaac, magnétique) mène une existence comme en dehors de la vie, et sa voix off qui nous explique les règles du jeu tandis que la caméra nous dévoile sa routine – en particulier couvrir de draps blancs le mobilier de ses chambres de passage – ne font qu'accroître son mystère. Ce quadragénaire élégant n'a-t-il donc pas d'options meilleures? Plus de désir de contacts humains? Il faut dire, et un flash-back nous le montre tôt, qu'il a fait de la prison, y trouvant étrangement son compte. C'est aussi là qu'il a mis au point son art de «compteur de cartes» – une capacité mémorielle qui lui donne un avantage souvent décisif au blackjack ou au poker. Et c'est pour éviter les ennuis, en restant sous les radars des propriétaires de casinos, qu'il se contente de gains modestes.
Mais un homme, aussi autosuffisant soit-il, peut vivre éternellement sans but ni espoir? Pas plus qu'une fiction qui se respecte ne saurait se contenter d'un tel surplace, même en mouvement. La première à s'immiscer dans la routine de Bill est l'Afro-Américaine LaLinda, qui manage des joueurs pour un bénéfice mutuel. Puis un jour, la curiosité entraîne Bill dans un salon de la sécurité où, à une présentation par l'ex-major Gordo (Willem Dafoe) des dernières avancées technologiques en la matière, il se fait aborder par un mystérieux jeune homme, Cirk. C'est seulement alors qu'il accepte le deal d'une tournée organisée par LaLinda, offrant à Cirk de l'accompagner pour apprendre les rudiments du «métier».
En quête de rédemption
Ici, il convient de ne point trop en révéler. Mais on se doute bien que chacun a ses raisons sinon un agenda (au sens anglo-saxon) prédéfini. La clé se situe dans le passé, qui lie Bill, Cirk et Gordo aux révélations honteuses de la prison d'Abou Ghraïb, durant la seconde guerre d'Irak. Et c'est là que Schrader commence à lier l'existentiel et le politique. Car bien sûr, ce ne sont que les simples soldats qui ont payé le prix de l'horreur et de la honte tandis que les responsables, Donald Rumsfeld et George W. Bush en tête, s'en tiraient intouchés. Du coup, le joueur frimeur au fan's club bruyant surnommé «Mr. USA», que Bill retrouve périodiquement sur sa route, ne paraît plus si arbitraire non plus.
Mais l'aspect qui intéresse le plus notre auteur reste bien sûr l'itinéraire moral de son protagoniste, plus ou moins consciemment en quête de rédemption. En voulant remettre Cirk sur le droit chemin (il l'enjoint à renouer avec sa mère et à reprendre ses études), notre homme sort de sa logique autopunitive. Et son bon fond ainsi révélé ne peut qu'attirer LaLinda, qui n'est pas non plus une simple profiteuse guidée par l'appât du gain. Reste la forte tentation de se faire justice soi-même, au risque de se perdre, et la possibilité toujours inattendue de la grâce...
Attiré par les abîmes de l'âme humaine, Paul Schrader n'offre certes plus que des variations de son scénario de prédilection. Mais quelle profondeur dans ce sillon qu'il creuse depuis ses débuts! Et aussi, désormais, quelle économie de moyens, là où tant d'autres se perdent en gaspillages aussi vains qu'éhontés! Son seul luxe est désormais de convier à chaque film un nouveau musicien, tendance rock électronique, qui s'accorde à son univers. Avec Robert Levon Been, fils du Michael Been qui lui avait mis en musique le méconnu Light Sleeper (1992), Schrader a encore une fois eu la main heureuse, parachevant l'impact d'un drame singulièrement habité.
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