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Avec «Les Graines du figuier sauvage», Mohammad Rasoulof signe un puissant réquisitoire contre le régime des mollahs iranien, en s'inspirant du mouvement des femmes qui avait fait suite au meurtre de la jeune Mahsa Amini par des «gardiens de la révolution». Mélange de frontalité et de subtilité, ce film qui s'est logiquement soldé par l'exil de son auteur valait bien plus que son prix de consolation à Cannes.



Il fut un temps où, dans le sillage de feu Abbas Kiarostami, les films iraniens suivaient des enfants dans des quêtes apparemment dérisoires ou élaboraient des subtils dispositifs de mise en abyme comme pour mieux contourner l'écueil politique. Tout cela semble bien fini. Laissant à Asghar Farhadi ou Mani Haghighi de finasser avec ce qu'il est autorisé ou interdit de montrer selon la censure des mollahs, la plupart des cinéastes qui comptent ont cessé de tourner autour du pot. Harcelés par le régime, certains déjà exilés, il signent des films de plus en plus ouvertement critiques, apparemment sans se soucier des conséquences. C'est dans ce contexte que Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof apparaît aujourd'hui comme une œuvre phare.

En clair, c'est là LE film que tout le monde attendait depuis le mouvement des femmes de l'automne 2022, sans trop oser l'espérer. Et il fallait bien un cinéaste de la trempe de Rasoulof, Ours d'Or à Berlin avec son précédent Le Diable n'existe pas (2020), pour s'y atteler. En prison au moment des faits, il possédait sans doute dès le départ un recul précieux. Mais à 50 ans, après huit films qui dessinent une montée en puissance artistique, peut-être bien que seul ce cinéaste-là avait également les capacités pour un film aussi bien pensé et réalisé. Tout ça pour dire qu'un chef-d'œuvre comme celui-ci ne tombe pas de nulle part. A l'indignation naturelle doit s'ajouter un art capable de la canaliser pour nous faire accéder à un degré de compréhension supérieur.

Une promotion empoisonnée

Les Graines du figuier sauvage s'apparente d'abord à une sorte de suite à Le Diable n'existe pas, film en quatre volets qui dénonçait les effets délétères de la peine de mort sur la société iranienne. Cette fois, nous suivons en effet un candidat au poste de juge, c'est-à-dire celui amené à décider cette sanction ultime. Un homme libre de juger en son âme et conscience? Au moment d'accepter sa promotion, le quadragénaire Iman (sic) semble encore le croire. Sauf que, dans un premier temps, il n'est passé qu'au rang de juge d'instruction, sorte d'enquêteur en chef qui dépend d'ordres venus de plus haut, et dont l'avis ne compte pas vraiment. Et ce travail pourrait bien avoir des conséquences sur le caractère de celui qui se voudrait également bon croyant et bon père de famille.

Pour son épouse Najmeh, cette promotion signifie surtout la perspective d'avantages matériels enviables. Elle enjoint donc leurs deux grandes filles Rezvan et Sana à se montrer irréprochables afin de ne pas nuire à la réputation et à la carrière de leur père. En ce moment de rentrée estudiantine, elle voit d'un mauvais œil Sadaf, une nouvelle amie qui débarque chez elles avec des manières de fille émancipée. Puis éclatent les émeutes dans la rue suite à la mort de Mahsa Amini, et c'est comme si la famille, calfeutrée dans son appartement, était en état de siège. Le père rentre toujours plus tard, surchargé de travail, la mère reste scotchée devant la télévision (d'Etat) et les filles se cachent pour suivre une tout autre information sur les réseaux sociaux. Lorsque Sadaf appelle à l'aide après avoir été blessée dans une manifestation, tout s'accélère...

Un sacré suspense

Une idée forte est d'avoir fait de l'inflexible Najmeh le personnage central de l'affaire. Elle l'est d'ailleurs de fait, en tant que chargée du maintien de la loi patriarcale à la maison tout en ayant sincèrement à cœur l'avenir de ses filles. Ebranlée par l'épisode Sadaf, sa position devient de plus en plus intenable et, avec elle, c'est le socle de toute la société iranienne qui vacille. Arrive le troisième acte, avec une mystérieuse disparition de l'arme de service d'Iman, qui pourrait lui coûter son poste. S'ensuivent panique, conciliabules et enquête. Mais tout le monde proteste de son innocence, même dans des conditions d'interrogatoire infâmes. Puis le nom et l'adresse d'Iman surgissent sur les réseaux sociaux et toute la famille doit s'enfuir pour se cacher dans sa maison d'enfance, aux abords d'un village abandonné...

Pour l'essentiel confiné en intérieurs (tout a été tourné clandestinement), le film devient un modèle de slow burn. Au début, comme dans tout bon film iranien, ce sont les détails révélateurs qui comptent tandis que s'esquisse une superstructure métaphorique. Sauf que cette fois, on embraie également sur un suspense de plus en plus prenant. Les terribles images réelles de la rue (plus de 500 morts...) et le sort de Sadaf servent d'avertissement: cette histoire d'apparence banale pourrait très mal se terminer! Surtout que selon la règle dite «du fusil de Tchékhov», la mise en évidence d'une arme dès le début ne saurait qu'annoncer des coups de feu plus tard. Qu'adviendra-t-il de la ou des coupables, ou pire encore, des innocentes?

Il faut voir avec quelle habileté Mohammad Rasoulof mène son affaire. Il existe pourtant peu de cinéastes au style moins voyant et apparemment recherché que lui. Sur écran large, avec une exigence de réalisme de tous les instants, une direction d'acteurs sans faille, son huis clos ne fait que gagner en épaisseur. Lorsqu'on sort de l'appartement pour gagner la rue, les bureaux du palais de justice ou encore la maison anonyme de la police secrète, la tension et l'impression d'enfermement ne faiblissent pas. Quant au final dans le village abandonné (préparé par une visite d'Iman au début, venu remercier Allah pour sa bonne fortune dans une mosquée proche), il se transformera carrément en règlement de comptes de western!

Comprendre pour mieux résister

Il est frappant de mesurer comment ce cinéaste qu'on a connu trop allégorique (Iron Island, The White Meadows, Manuscripts Don't Burn) est devenu par la force des choses de plus en plus politiquement frontal (Goodbye, Un Homme intègre, Le Diable n'existe pas). Mais là où son collègue également menacé Jafar Panahi (Taxi Téhéran) a mis au point un dispositif de cinéma réflexif, voire franchement autobiographique, Rasoulof tourne plutôt sa caméra vers les autres, les profiteurs aussi bien que les victimes du régime – la plupart des citoyens iraniens essayant sans doute de survivre tant bien que mal entre les deux. Il le fait sans condamner personne a priori, mettant à jour de terribles engrenages et bien sûr cet étau de la peur qui est le propre de tout régime totalitaire. Ici, il laissera même planer jusqu'au bout une incertitude quant au vol du fameux pistolet. Sauf qu'au fil des événements, les actes finissent par parler d'eux-mêmes, ladite arme figurant bien en évidence lors du mémorable final.

A chacun de pondérer ce qu'il aura vu avec son propre sens moral, de remplir les trous du hors champ avec son imagination: tout ce que notre cinéma occidental a de plus en plus de peine à proposer (l'admirable Monsieur Klein de Joseph Losey revient en mémoire). Et pourtant, à l'arrivée, on se demande quel film aura exposé plus clairement l'abjection insidieuse de cette théocratie qui prétend maintenir les femmes sous la tutelle éclairée des hommes, et tout le monde sous le regard sans pitié d'un Dieu absent. Après Aucun ours (Jafar Panahi), Les Nuits de Mashhad (Ali Abbasi), Chroniques de Téhéran (Ali Asgari et Alireza Khatami) et Tatami (Guy Nattiv et Zar Amir), Les Graines du figuier sauvage («figuier sacré» selon le titre anglais...) vient couronner une nouvelle saison de résistance iranienne. Bientôt la bonne?


«Les Graines du figuier sauvage (Daneh anjeer moghadas)» de Mohammad Rasoulof (Iran / Allemagne / France, 2024), avec Missagh Zareh, Soheila Golestani, Mahsa Rostami, Setareh Maleki, Niousha Akhshi, Reza Akhlaghirad. 2h48

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