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Culture / Et si Wonder Woman était née en Appenzell?


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Faire rire avec un sujet sérieux et historique, le défi était audacieux. Il est totalement relevé. «L’Ordre divin» de l’alémanique Petra Volpe connaît un très beau succès en Suisse romande. En quoi est-ce l’une des comédies les plus réussies de l’année? Pourquoi faut-il aller la voir.



En Suisse allemande, «L’Ordre divin» a déjà attiré plus de 255 000 spectateurs. Sorti le 7 juin en Suisse romande, le film de Petra Volpe a aussi très bien démarré, juste derrière Wonder Woman. Davida contre Goliatha? Non puisqu’aucune n’est terrassée et que les deux films ont une approche féministe. Mais disons que pour Petra Volpe, le rendez-vous n’était pas forcément garanti, sachant que sa comédie se situe en Appenzell en 1971, qu’elle parle du droit de vote des femmes, et qu’il ne contient aucun acteur connu ici. Alors à quoi attribuer son succès? Comment interpréter le bonheur qu’il distille? Et pourquoi cette comédie si locale est-elle plébiscitée partout où elle est présentée, y compris en Chine qui vient de l’acheter?

Un film très suisse….

Vous connaissez la blague du petit Hans? C’est l’histoire d’un garçon qui n’a jamais parlé. Ses parents l’ont envoyé chez les meilleurs médecins, logopédistes et orthophonistes, en vain. A la longue, ses parents se sont habitués à son silence. Mais un jour, Hans demande à sa mère de lui passer la bouteille de Maggi.

- Quoi, mais tu parles Hans! On ne te croyait muet.

- (silence)

- Mais alors, si tu peux le faire, pourquoi n’as-tu jamais parlé auparavant?

Et le petit Hans de répondre: «Parce que jusqu’à maintenant, tout était tip-top».


Nora, femme et mère au foyer, ressemble au petit garçon de la blague: discrétion, efficacité, économie de parole. Jamais elle ne se plaint jusqu’au jour où son mari, taiseux lui aussi, s’oppose à son désir de travailler. Cette injustice, doublée de celle de sa nièce qui se fait interner parce qu’elle a fugué avec un garçon, marque la fin de sa docilité. A partir de ces deux événements, Nora décide que l’ordre divin - argument avancé par les détracteurs de l’égalité - doit être chamboulé. Contre toute attente, la ménagère va devenir l’égérie d’un petit groupe de femmes en faveur du droit de vote des femmes. Et ce sera la Révolution au village.

… et pourtant universel

Le film, parlé en suisse allemand, a été primé lors des Prix du cinéma suisse et récompensé au festival du Tribeca à New York. Il a aussi été acheté par de nombreux pays. Le combat de Nora et de ses amies n’est pas une péripétie helvétique, un accident de l’histoire. Il se lit comme une fable universelle et fait penser à une autre célèbre comédie, Lysistrata d’Aristophane qui met en scène la grève du sexe des femmes grecques pour faire cesser la guerre du Péloponnèse. Viser le singulier pour cibler l’universel, voilà la potion magique. D’ailleurs, en parlant de potion magique, L’Ordre divin commence comme un album d’Astérix. On y voit défiler les actualités qui bouleversent le monde en ce début des années 70 – Woodstock, liberté sexuelle, mouvements de libération gay et black – tandis qu’une petite région du monde en Suisse centrale semble avoir été épargnée par tout ce brouhaha.

Un humour multiple

Le rire est d’abord une question d’écriture. Celle de Petra Volpe, qui fut scénariste d’un autre succès helvétique, «Heidi»,  est précise, rythmée, subtile dans son développement dramatique. Sans complexe, la réalisatrice ose toutes les formes d’humour: comique de caractères et de situations, burlesque parfois, sens de l’observation qui fait mouche, répliques d’anthologie, mais aussi saynètes qui valent tous les discours, notamment celle du rouleau à pâte qui reprend le thème du vaudeville pour mieux lui tordre le cou ou celle des pantoufles qui se lèvent pour ne pas gêner la trajectoire de l’aspirateur, scène très courte qui en dit plus sur la répartition des tâches domestiques que toutes les statistiques. Pas de blabla, du concret!

Anti-cliché

On voit bien ce qu’un tel scénario aurait pu produire: un film qui dénonce ce que tout le monde s’accorde aujourd’hui, en Occident, à trouver absurde et scandaleux. Un film qui enfonce les portes ouvertes, une comédie hargneuse qui réclame son dû. Petra Volpe ne fait pas ça. Il n’y a aucun sarcasme dans sa façon de raconter son histoire parce qu’elle la replace dans le contexte de l’époque. Le mari interdit à sa femme de travailler, non pas parce qu’il la juge incompétente, mais par fierté, estimant qu’il peut subvenir aux besoins de sa famille sans salaire d’appoint. Dans ces années-là, dans ce lieu là, un homme dont la femme travaille est immédiatement «dévirilisé». Même sentiment de honte de la part d’un des fils de Nora qui n’ose plus aller à l’école parce que ses camarades se moquent de sa mère «fumiste» –  le terme «féministe» n’étant pas allé jusqu’à Herisau. Petra Volpe met en scène la gêne que la décision de Nora provoque et place son héroïne devant un dilemme: être une bonne mère ou une bonne épouse, telle que la société l’entend, ou s’affranchir. En dépit de son ton humoristique, le film pose la question du choix avec acuité. Il respecte ainsi les différentes étapes de l’émancipation de son héroïne qui, elle aussi, est confrontée à ses préjugés et à ses sentiments parfois contradictoires.

Vraiment politique

Vera Volpe réaffirme le slogan des années 70, le corps est politique, et toute forme d’oppression commence par lui: on l’enferme, on le voile, on le mutile, on l’oblige à la pudeur ou à la performance, on le camoufle, on le dégrade, on le dédie à la seule reproduction ou, plus simplement, comme en Appenzell dans les années 60, on l’ignore. Nora va faire l’apprentissage de son corps, et la connaissance de son vagin, lors d’un atelier new age à Zurich dans une scène d’ores et déjà culte. Le reste suivra: le jeans remplace la jupe plissée, les cheveux au vent la queue de cheval informe, le plaisir sexuel le devoir conjugal.

Inter-générationnel

© DR

Le film a ce pouvoir de réunir plusieurs générations. Les arrière-grands-mères se souviendront de cette époque, pas si lointaine, ou elles n’avaient ni droit de vote, ni droit de travailler. Leurs filles évoqueront avec nostalgie le grand coup de balai utopiste des années 70. Leurs petites filles découvriront que ce qui a été gagné peut se perdre à nouveau. Et leurs petites-filles, applaudiront des deux mains, le combat de leurs «ancêtres», elles qui revendiquent aujourd’hui leur fierté anatomique. Toutes s’accorderont à dire qu’avant de vilipender les sociétés jugées moyenâgeuses en 2017, il convient de balayer devant sa porte.

Le féminisme comme humanisme

L’Ordre divin rappelle la leçon inaugurale du féminisme: il n’est pas une guerre menée contre les hommes mais contre le patriarcat, qui exclut les femmes de l’espace public tout en les infantilisant, et contraint les hommes à des rôles, dont ils ne veulent pas forcément. Le personnage du frère en est lui aussi victime. Obligé par tradition à reprendre la ferme familiale alors qu’il aspirait à une vie plus nomade, il sombre dans une dépression profonde et violente. Le féminisme de Petra Volpe est non seulement un humanisme au service de la liberté des femmes et des hommes, mais aussi un instrument de connaissance. La réalisatrice en montre les bénéfices par un happy end sexuel, à la fois pudique et ludique. Plus généralement, et c’est la réussite de cette comédie atypique, Petra Volpe rappelle que toute émancipation est une joie. Et cette joie, elle sait non seulement la filmer, mais aussi la transmettre. D’où l’émotion qui en jaillit.


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