Culture / Et si ce Kim de l’Horizon était un fou intéressant?
Doublement gratifié du prestigieux Prix du livre allemand et d’un immédiat succès critique et public, le premier récit de l’auteur non binaire Kim de l’Horizon, «Blutbuch», vient de paraître en traduction sous le titre d’«Hêtre pourpre», en référence à l’arbre-totem de l’auteur-autrice-auteuse-autorelle, avec des acrobaties linguistiques et typographiques qui dérouteront d’aucun(e)s autant que ses délirantes variations sur le corps, le sexe, les fées et les sorcières, les savoirs et les pouvoirs. Et pourtant: ce collage à forte implication émotionnelle et poétique nous scotche, en phase avec notre mémoire personnelle ou collective d’Helvètes aux bras dénoués.
G commencé samedi dernier de lire Hêtre pourpre, la traduction (signée Rose Labourie, au titre un peu discutable mais très remarquable dans l’ensemble) du livre de sang (Blutbuch) de Kim de l’Horizon, sur la terrasse de la Dolce jouxtant la Migros, à Montreux, sans me douter qu’à ce moment de commander un renversé à la serveuse portugaise dont le long nez et les yeux vifs rappellent ceux de Lady Gaga, les bandes de tueurs du Hamas avaient entrepris le massacre des habitants du kibboutz frontalier de Kfar Aza avant de s’en prendre aux ravers insouciants du festival de Tribe of Nova, préludes à la plus atroce tuerie et, sans accorder la moindre importance aux acrobaties linguistiques et typographiques de l’auteur non binaire (m’estimant moi-même ternaire depuis le début du quaternaire) je n’ai pas tardé à me régaler de la suissitude métissée de ce récit qui rend aussitôt (si, si) la composante océanique de nos mères-grand aux langages multiples; et le même soir les nouvelles venues d’Israël et de Gaza m’ont atterré alors que ce matin du 11 octobre j’arrive au bout du récit de Kim en parcourant l’édition du jour de 24 Heures ou j’ai fait office de mercenaire littéraire dans la rubrique culturelle pendant une vingtaine d’années…
La phrase à tiroirs qui précède mime tout le toutim de ce que nous vivons en même temps au présent en constante absorption simultanéiste et diachronique, et c’est par mimétisme intense que je me suis réapproprié (comme on dit) le texte de Kim dont les mots et les images ont trouvé, dans la conque de ma mémoire sensorielle volontaire ou involontaire, personnelle ou familiale, voire générationnelle et multimondiale, d’innombrables échos et reflets en dépit de tout ce qui nous fait différer, et de même peut-on espérer que chacune et chacun – jusqu’au patriarche de Moscou qui a lui aussi été comme «nous toustes», pour user du langage inclusif pratiqué par Kim, un enfant mystérieux avant de servir le KGB et de fulminer contre l’Occident décadent – trouve de quoi développer son délire personnel dans l’auberge espagnole de cet extraordinaire bouquin: je le dis au sens où sa fusion narrative s’arrache de l’ordinaire rocher borné de l’alpe brute comme l’eau lustrale d’une tonitruante cascade projetant ses étincelles liquides sur le Hohenweg de Berg am See, village mythique de nos enfances…
La mer des langues et la langue des mères
G t encore en train de m’efforcer d’acquérir les bases du hangueul, la langue coréenne de mes séries préférées, lorsque je me suis lancé dans la lecture de Blutbuch, en avril dernier, que je traduisais à mesure avec l’appli de Deepl.com, comme la traductrice dit avoir traduit, de l’anglais vers le français, la quatrième partie d’Hêtre pourpre constituée par une suite de lettres rédigées en langue non inclusive, de l’auteur(e), retrouvant sa dualité sexuelle, à sa grand-mère (qui n’est donc plus «grand-mer») et module le récit d’une grande tendresse et d’une belle plasticité, d’un séjour au Tessin de Kim et de deux amis écrivains trentenaires.
Or on passera sur l’artifice, par ailleurs signifiant, consistant à «appondre» treize lettres rédigées en anglais de cuisine numérique – l’une d’elles s’adressant à «mum» et non à «grandma» –, et leur traduction en français à lire à l’envers (sic) en fin de volume, pour apprécier, comme en perspective cavalière, cette conclusion épistolaire réellement émouvante, et de quelle pénétration psychologique, qui m’aura finalement convaincu d’avoir affaire, avec Kim de l’Horizon, à un écrivain d’envergure dont la «folie», comme celle d’un Robert Walser ou d’un Adolf Wölfli, ces autres cinglés de la littérature et de l’art helvétiques, fonde la recherche, qui est celle de tous les poètes, d’on ne sait quel «grand langage oublié», pour reprendre l’expression de Thomas Wolfe.
Si j’use du verbe romand d’«appondre», c’est en référence à l’usage des langues plus ou moins dialectales de «mer» et «grand-mer», la première nous renvoyant (un glossaire l’illustre en fin de volume) à tout un vocabulaire romand très expressif où la «bedoume» se met «à la chotte» pour échapper aux «chenoilles» qu’elle a renoncé à «cocoler», qui n’est à vrai dire qu’une composante de l’immense brassage opéré par l’auteur dans le bouillon de culture de tous les langages, gestes et mimique compris cela va sans dire.
Or c’est par sa façon de «revisiter» la «langue de mer» et les histoires racontées par «per» ou «grand-mer» que Kim nous replonge dans l’océanique rumeur de nos perceptions enfantines, et c’est ainsi que l’apparition d’un arrière-grand-père paysan m’a fait retrouver un pan de notre propre tribu que notre Grossvater un peu rapiat et très moralisant (il eût avalé son dentier en lisant les pages obscènes de Kim chantant crânement ses extases anales) représentait en parlant sept langues (il avait travaillé dans l’hôtellerie aux quatre coins du monde), et nous voici bien loin des théories sur le genre ou la domination masculine…
Quand le délire, parfois, délivre
Si les prophètes de la Bible, aux confins de l’expression intelligible, parlaient «en langue», il est d’autres échappées possibles aujourd’hui comme de tout temps, et les associations verbales du «délire» en sont une forme. Le psychiatre proustien Max Dorra, dans ses livres si lumineux (notamment Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être, La syncope de Champollion ou Lutte des rêves et interprétation des classes) a largement illustré les pouvoirs libérateurs de la littérature.
Par sa génération et ses références culturelles ou idéologiques, Kim de l’Horizon est proche du transgenre Paul B. Preciado, et j’ai craint de le voir dogmatiser et se cantonner dans le sillage de ce que Jean-François Braunstein appelle «la philosophie devenue folle», mais la folie particulière de Kim, sous le hêtre rouge à puissance symbolique biopoétique, le sauve en somme du discours dogmatique et de ses slogans. Sa façon de parler de la honte et de la peur n’est que de lui, comme sa façon de parler des croûtes dorées de sa grand-mère, ou de ses mains, de ses pieds, de ses napperons ou de ses dents.
«L’enfant était très sévère avec l’enfant», écrit Kim. «Je ne sais pas où je commence et où je finis», écrit Kim à propos de son corps, qui l’amène à un rapport magique avec la nature, les fées et les sorcières, les géraniums de «grand-mer» et les araignées qui attendent la disparition de l’humanité.
Kim retombe dans le slogan convenu à la Roland Barthes quand il évoque «le fascisme binaire des langues du corps», mais sa façon de parler de la fluidité de la langue relève de son expérience personnelle de poisson soluble à deux pattes: «C’est le fait que la langue soit liquide. Qu’elle soit lente, profonde, latente, qu’elle porte, emporte, se brise, qu’elle noie, protège, donne la vie, ne s’épuise jamais, miroite, abrite des monstres, défasse. C’est le fait que je sois eau depuis toujours, que mon corps sache depuis toujours qu’il est déferlement, mouvement».
Kim écrit aussi qu’«Ulysse navigue autant sur la mer que sur la langue», puis il dit: «A présent je vais m’asseoir et ouvrir l’écriture, cette lucarne dans la brume des choses, pour voir ce qui vient»…
«Je suis trop tendre pour être tendre», dit encore l’enfant, qui sait par un ami pourquoi les points Cumulus comptent double le jeudi, à la Migros, mais Kim sait qu’il ne sait pas tout, et c’est à l’arbre qu’il demande de lui apprendre la vie…
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