Culture / Douglas Sirk, le secret revisité
Très suivie, la grande rétrospective Sirk du Festival de Locarno a permis d'améliorer notre connaissance d'un cinéaste majeur ayant oeuvré en Allemagne comme aux Etats-Unis, mais resté méconnu de son vivant. Promu «roi du mélodrame», il avait en réalité plus d'une corde à son arc et était intimement travaillé par une tragédie personnelle. Une sélection de ses films les plus connus est à présent visible à Lausanne et bientôt à Genève.
Pourquoi revenir à Douglas Sirk (1897-1987), devenu cette année le premier cinéaste à obtenir l'honneur d'une deuxième rétrospective au Festival de Locarno? D'abord, les décennies qui se sont écoulées depuis 1978 ont laissé peu de cinéphiles capables de s'en souvenir. Ensuite, la mise en réseau des ressources a permis de montrer beaucoup plus de films qu'à l'époque, soit une quasi intégrale de 38 longs-métrages et 6 courts (ne manquaient que Week-End with Father, de 1951, et deux versions en langue étrangère de films des années 1930). Mais surtout, alors même qu'on pouvait croire cet auteur de l'ère classique bien identifié, son style «d'artifice intelligent» revendiqué par nombre de cinéastes actuels, il s'agit en réalité d'une œuvre restée en partie dans l'ombre du fait d'un parcours marqué par la cassure de la guerre et l'exil. Il y a bel et bien un «mystère Sirk» que seule une telle rétrospective accompagnée d'un travail d'historien (le livre Douglas Sirk né Detlef Sierck de Bernard Eisenschitz) pouvait espérer lever.
Auteur d'un nouveau documentaire consacré au cinéaste, Douglas Sirk - Hope as in Despair, Roman Hüben, jeune diplômé de l'ECAL d'origine allemande, a sans doute mis le doigt sur la clé du mystère: la tragédie du fils de Sirk, Klaus Detlef, né d'un premier lit et élevé par sa mère comme un petit nazi, devenu jeune acteur de films de progagande et disparu sur le front russe en 1944. Ce qu'on ne saura jamais, c'est la culpabilité qu'en aura conçu son père, interdit de le voir grandir du fait de son remariage avec un actrice juive (Hilde Jary, avec laquelle il resta jusqu'à la fin de ses jours). Lui-même allemand d'origine danoise, homme de théâtre de premier plan et politiquement à gauche, Sierck/Sirk débuta au cinéma pour échapper à la censure. Il ne prit le large qu'une fois tout espoir perdu, devenant l'un des rares émigrés allemands de Hollywood à ne pas être juif.
Tout cela a-t-il vraiment eu une influence sur son style et a-t-il une importance pour le spectateur? Au-delà des sommets que constituent Hitler's Madman et A Time to Love and a Time to Die, deux des plus déchirants films de guerre jamais réalisés, difficile de l'affirmer. Mais on en comprend déjà mieux l'incroyable virulence anti-nazie du premier, reconstitution «à chaud» d'un massacre perpétré en Tchécoslovaquie, et la non moins incroyable tendresse du second, adaptation d'un roman d'Erich Maria Remarque qu'on peut lire comme un «tombeau» pour ce fils perdu. Deux chefs-d'œuvre aujourd'hui trop oubliés. Quant au reste de l'œuvre, marqué par le mélange d'émotion et d'ironie ainsi qu'un intérêt tout particulier pour les âmes tiraillées, il est clair qu'autant que son immense culture, c'est bien ce parcours de vie contrarié qui aura forgé son regard.
Des gammes en Allemagne
La période allemande, riche d'une dizaine de titres restaurés par la Murnau Stiftung de Wiesbaden, a constitué la première révélation de cette rétrospective. Où l'on a découvert dès son premier long-métrage April! April! (1935) un réel don pour la comédie, qui trouvera son apogée en Amérique avec les délicieux No Room for the Groom et Has Anybody Seen My Gal? en passant par le génial A Scandal in Paris, biographie romancée d'Eugène François Vidocq. L'un des films préférés du cinéaste lui-même, ce dernier constitue bien l'un des sommets de l'œuvre, tant par sa réflexion sur la dualité humaine que par son brio purement cinématographique. Quant au «mélodrame sirkien» il trouve lui aussi sa source dans cette période allemande où l'on a eu la surprise de préférer ses adaptations très sérieuses d'auteurs scandinaves, Das Mädchen vom Moorhof d'après Selma Lagerlöf et Stützen der Gesellschaft d'après Henrik Ibsen, aux plus célèbres Schlussackord, Zu neuen Ufern et La Habanera, énormes succès de l'époque. Dans ces derniers, le rôle d'une musique qui vient renforcer le drame (d'où «mélodrame») est certes frappant, de même que l'attrait pour un ailleurs fantasmé (respectivement les Etats-Unis, l'Australie et Porto Rico), mais les souffrances magnifiées de protagonistes trop passifs passent moins bien la rampe aujourd'hui. Et la personnalité de Zarah Leander, brune chanteuse suédoise propulsée star du Troisième Reich pour concurrencer Greta Garbo et Marlène Dietrich, n'y apparaît pas des plus enthousiasmantes.
Après deux films mineurs réalisés sur la route de l'exil, Accord final, une comédie romantique tournée (mais pas signée) entre Paris et les bord du Léman, et Boefje, chronique édifiante d'un gamin de la rue à Rotterdam, Sierck débarque à Los Angeles... où il commence par élever des poulets et cultiver de la luzerne faute de trouver du travail. Lorsqu'il est enfin pris sous contrat comme scénariste à la Columbia, Harry Cohn, «mogul» inculte et brutal, le tient à l'écart de tout projet intéressant. Ce n'est qu'en parallèle, pour des indépendants, que celui qui a changé son nom en Douglas Sirk peut réaliser les films de sa période dite «intermédiaire», autre (re)découverte de cette rétrospective.
Parmi ces huit titres en noir et blanc, outre l'inaugural Hitler's Madman, on y retient un trio de films pseudo-européens avec en vedette George Sanders, un acteur qui faisait pétiller l'esprit de ses films: Summer Storm, drame russe d'après la nouvelle Le Duel d'Anton Tchekhov, le déjà cité A Scandal in Paris, et Lured, brillant remake d'un film policier de Robert Siodmak rejoué à Londres. Mais il faut également retenir Sleep My Love, superbe drame «gothique» centré sur une femme que son mari cherche à éliminer, Shockproof, scénario de Samuel Fuller qui fait tomber amoureux une femme sortie de prison et son agent de probation, et surtout The First Legion, adaptation d'une pièce d'Emmet Lavery qui confronte un couvent de jésuites à un double miracle – le seul film que Sirk produisit lui-même, avec le soutien décisif de l'acteur Charles Boyer. Il suffit de voir l'intelligence avec laquelle le cinéaste y traite ce sujet délicat, posant des questions essentielles sur la religion et la foi en termes de croyance, pour être convaincu de sa grandeur.
D'Universal à l'auteur universel
Au retour d'un voyage vain en Allemagne pour retrouver la trace de son fils et tenter d'y reprendre pied professionnellement, Sirk décroche en 1949 un contrat chez Universal, alors la plus modeste des «majors» de Hollywood. Suivront pas moins de 21 films réalisés en dix ans, avec une montée en puissance qui aboutira aux grands mélodrames qui ont fait sa réputation. Au début, Sirk n'a pas accès aux meilleurs scénarios et on le voit ronger son frein avec des petits films qui flirtent avec la série B. Mais peu à peu, le succès venant, il parvient à imposer ses choix, se constituant une équipe de collaborateurs fidèles. Son sésame se nommera Rock Hudson, jeune acteur au physique imposant mais empreint d'une surprenante douceur, qu'il mène en huit collaborations au statut de vedette numéro un du box office américain.
Dans le lot des titres peu connus, on trouve de tout: film d'espionnage (Mystery Submarine), adaptation de pièce médiocre (Thunder on the Hill), comédie romantique (The Lady Pays Off), musicale (Meet Me at the Fair), western (Taza, Son of Cochise) ou même peplum (The Sign of the Pagan). Rien d'indigne mais pas grand-chose non plus qui indique un cinéaste d'un talent supérieur. Dans les trois derniers cités, les nouveautés de la couleur, de la 3D et du CinemaScope alourdissent nettement la mise en scène d'habitude si enlevée de Sirk. Après deux comédies déjà évoquées, qui traitent finement de sexualité et d'argent, Sirk retrouve de l'élan avec Captain Lightfoot, film d'aventures pseudo-historique dans la veine de son Vidocq, avec l'avantage de superbes paysages irlandais saisis avec un Scope cette fois pleinement maîtrisé.
Mais notre cinéaste ne trouve vraiment sa voie qu'avec All I Desire, un mélodrame avec l'immense Barbara Stanwyck (1953). Dans ce portrait d'une actrice ratée qui se rend dans une bourgade de province pour retrouver la famille qu'elle avait abandonnée des années plus tôt, Sirk nous émeut par le choix impossible entre vie sociale et passion privée, condamné à se rejouer chez la génération suivante, ne laissant que déceptions et regrets pour l'autre existence non vécue. A ce «film de la mère» répondra trois ans plus tard le «film du père» qu'est There Is Always Tomorrow, à nouveau en noir et blanc et avec Stanwyck, mais cette fois centré sur un bouleversant Fred MacMurray, en fabricant de jouets devenu invisible dans sa famille et qui imagine un instant pouvoir échapper à sa vie de brave «pilier de la société». Une pure merveille.
Le roi du mélodrame
Le nom de Sirk restera à jamais associé à ses derniers mélodrames en couleurs où, avec la complicité de son chef opérateur Russell Metty et de son musicien Frank Skinner, il développe un style d'un lyrisme exacerbé quoique doublé d'un regard très critique sur la société. Même tiré d'un impossible roman du pasteur Lloyd C. Douglas, Magnificent Obsession, qui raconte le rachat d'un playboy millionnaire ayant causé la mort d'un grand chirurgien et la cécité de sa femme, peut ainsi devenir une pure merveille. Mais son triomphe commercial permet aussi la réalisation d'un second film plus modeste avec le même couple Jane Wyman-Rock Hudson: All That Heaven Allows, l'histoire d'amour entre une veuve de la bonne société et un jeune jardinier qui mène une vie plus authentique (réminiscence de sa lecture des philosophes Thoreau et Emerson). Pour beaucoup, c'est là que se situe la quintessence de l'art de Sirk, même si ce film fait encore ricaner pas mal de spectateurs non avertis, comme on a pu le constater à Locarno.
Rien de tel dans l'autre duo de films rendus indissociables par leur casting: Written on the Wind et The Tarnished Angels, avec le trio Rock Hudson - Robert Stack - Dorothy Malone (en fait des quatuors, avec en prime Lauren Bacall dans le premier et Jack Carson dans le second). Deux mélodrames d'une autre nature, plus âpres, l'un sur fond de fortune pétrolière texane, l'autre de courses foraines d'avions au lendemain de la Première guerre mondiale (d'après le roman Pylône de William Faulkner). Avec leurs personnages désaxés campés par Stack et Malone, ces films deviennent aussi dramatiquement explosifs qu'esthétiquement incandescents entre les mains d'un cinéaste qui nous laisse à chaque fois le coeur essoré, avec un goût de cendres.
On l'a déjà dit, l'impossible retour au pays inspirera encore au cinéaste son chef-d'œuvre le plus personnel, A Time to Live and a Time to Die. Mais on aurait tort de négliger totalement le bancal Battle Hymn, qui transfère la culpabilité des bombardements meurtriers sur l'Allemagne sur le terrain de la Guerre de Corée avec une improbable (mais véridique) histoire de pilote américain qui sauve les enfants d'un orphelinat. S'il y a là de fort belles choses (dont des scènes aériennes meilleures que dans Top Gun), politiquement, c'est un peu court. Il convient surtout de réhabiliter Interlude et sa brève romance entre une Américaine expatriée et un chef d'orchestre européen, qui se joue entre Munich à Salzburg: a priori, un autre sujet insauvable, avec des acteurs peu emballants (June Allyson et Rossano Brazzi), mais traité avec un mélange de mélancolie et de réalisme qui fait mouche par-delà le luxe touristique affiché.
Dès lors, osera-t-on avouer une certaine déception à la revoyure du fameux Imitation of Life (1959), dernier long-métrage et plus grand succès de la carrière du cinéaste? Nombreux sont ceux qui y voient un ultime sommet – forcément. Mais non, même si le thème d'une vie plus imitée et contrainte que vécue est éminemment «sirkien». Alors que le drame de la fille noire à la peau si claire qu'elle peut passer pour blanche, quitte à rejeter sa mère à la peau foncée, reste saisissant, tout ce qui concerne l'ascension de l'actrice de théâtre jouée par Lana Turner et son ami platonique John Gavin paraît nettement plus quelconque. Et seule la procession funéraire finale est réellement «sublime» dans sa démesure.
Passer le flambeau
Malgré ce succès, un Sirk tombé malade choisira de prendre du recul avec le cinéma, s'établissant à Lugano pour les 25 dernières années de sa vie et terminant sa carrière sur une poignée de mise en scène de théâtre en Allemagne. Grâce à un jeune admirateur nommé Rainer Werner Fassbinder, il réalisera cependant encore trois courts métrages – de même qu'il avait débuté à la UFA avec trois courts! – dans le cadre de l'école de cinéma de Munich. Sur des textes de Tennessee Williams et Arthur Schnitzler, il s'agit de trois petits bijoux, d'une beauté plastique et d'une profondeur humaine insoupçonnée. Longtemps restés invisibles, de même que les trois premiers qu'on avait cru perdus, leur sauvegarde digitale devrait enfin permettre une plus large diffusion.
On le voit, la moisson locarnaise fut riche de réévaluations. Reste le mystère d'une réputation si tardive, arrivée seulement à partir des années 1970. C'est sans doute que tant en Allemagne sous le nazisme que dans l'Amérique maccarthyste, la critique de cinéma était devenue quantité négligeable, tandis que la jeune critique auteuriste française ne découvrit que les derniers feux du cinéaste. Il aura ainsi fallu un livre d'entretiens exemplaire de l'Irlandais Jon Halliday (1971) pour conférer à Sirk sa stature d'auteur à part entière. Depuis, le flambeau a surtout été porté par des cinéastes homosexuels qui s'en sont parfois inspirés – après Fassbinder, Daniel Schmid, John Waters, Pedro Almodovar, Todd Haynes ou François Ozon – alors même qu'il n'y a rien de moins gay que les films de Sirk! Il faut croire que l'artifice assumé du style, le thème du rôle que l'on tient en société, la tendresse pour les outsiders, exclus ou perdants, l'ironie chevillée qui n'empêche pas la recherche d'une émotion magnifiée, sans oublier le facteur Rock Hudson, devenu une icône gay depuis, ont touché une corde sensible de ce côté-là. Mais il ne faudrait surtout pas que l'œuvre de Sirk s'en retrouve l'otage, pas plus que des «études de genre» à l'américaine. Elle est bien trop riche et profonde pour ça, encore capable de parler à quiconque a des yeux pour s'émerveiller et un cœur pour comprendre.
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