Culture / Car l’idéale librairie est l’avenir de nos mémoires
Leur flux n’est pas tendu, et leurs rentrées modestes, mais grâce aux personnes qui y partagent leur passion, certaines librairies indépendantes, et autres bouquineries littéraires, restent les hauts lieux discrets d’une civilisation non encore formatée. De Paris à Tokyo, via nos contrées ou San Francisco, saluons telle Dame aux Livres, à l’enseigne de L’Imprudence, à Vevey, entre autres gardiens du temple des mots...
Ceci n’est pas un publi-reportage, pas plus qu’un acte de copinage, mais une lettre adressée à nos lecteurs, s’entend: lectrices et liseurs de belle aventure.
Le penseur allemand Peter Sloterdijk, pour qui la notion de sympathie humaine est essentielle, voit en le livre plus qu’un objet de culte abstrait: un message que s’envoient entre eux des semblables de tous genres, confessions et conceptions, qui parient pour une sorte de collaboration entre les âges, tant en aval qu’en amont.
Or un lieu qui reste des mieux appropriés à cet échange est sans doute la librairie, et nous toutes et tous en avons sûrement notre idée individualisée et précise avec le souvenir d’une enseigne, d’un lieu et d’une ou plusieurs personnes de bon conseil. A côté de l’école ou de la famille, à côté des bars et autres lieux de distraction, vous aurez vécu à l’adolescence, ou plus tard, cette espèce d’initiation dont vous resteront quelques prénoms et ambiances – rappelle-toi la trappe anarchiste de Claude, aux escaliers du Marché lausannois, dans les années 60 du siècle passé, Le Rameau d’or de Claire dans le quartier genevois de Georges Haldas, désormais enterré au cimetière des Rois, souviens-toi de la traversée du quartier japonais de Kanda aux milliers de bouquinistes alignés, ou les quais de Seine où vous vous attardiez jusqu’à plus d’heure, ou le dédale de bois et d’escaliers, parmi les buildings de verre et de béton, de la mythique librairie de City Lights, librairie de Lawrence le beatnik, au cœur de San Francisco, et j’en passe non sans nostalgie…
Au petit bonheur recyclable
A l’enseigne de L’Imprudence, les cycles de naguère ont fait place aux recyclés quelque peu visionnaires – comme le sont les vrais fous de lecture. De fait, c’est en lieu et place d’un négoce de vélocipèdes, pour user du vocabulaire du monde d’avant, que Cédric l’architecte a pris le relais au dam de la prudence requise chez le bâtisseur en concrétisant sa lubie d’ajouter, à deux pas du café bohème du Bout du monde, à Vevey, son annexe personnelle à la maison de mots virtuelle déjà bien présente le long de l’arc lémanique; et ce qu’on identifie ici comme une idéale librairie littéraire n’a rien en effet d’exclusif, invitant plutôt chacune et chacun à déduire, de sa propre expérience, les qualités ou les manques de l’offre en sa propre région.
Or l’exemple de Cédric l’architecte, autant que celui d’Odile, qui lui a succédé en imprudente retraitée des RH d’une multinationale connue, illustrent une réalité «sympa» de plus en plus répandue qui voit des vocations tardives et autres rêves de jeunesse se concrétiser dans ce genre d’activités riches en ressources humaines non formatées que permettent les bouquineries et les maisons d’hôtes tenues par des plus ou moins sexas. Cela noté dans la foulée des observations sociologisantes de Michel Houellebecq dans La carte et le territoire, maintes fois vérifiées par le soussigné ces dernières décennies aux quatre coins de l’Hexagone et de nos régions proches au pourtour de l’Europe, sans le moindre décri des autres façons de lire, d’aimer, ou de vendre, ou d’acheter des livres, fût-ce par Amazon, mais oui, et pourquoi se gêner d’enrichir sa bibliothèque personnelle via Kindle?
De dangereuses délices
Que l’idéale librairie soit liée à la présence ou à la rencontre fidèle de certaines personnes est plus que certain, comme se le rappellent d’aucuns (j’y étais, petit étudiant de dix-huit ans), sachant qu’un certain Georges Simenon, débarquant en Rolls de son bunker des hauts de Lausanne, ou qu’un certain Vladimir Nabokov, venu tout exprès de son palace montreusien, se pointaient à la librairie Payot de Lausanne pour y être conseillés par un employé serbe en costume de velours côtelé brun et regard à la fois perçant et durement doux, au nom de Vladimir Dimitrijevic, surnommé Dimitri, futur fondateur d’une maison d’édition de dimension européenne à l’enseigne de L’Age d’homme, entre autres librairies dont les seuls titres – Le Rameau d’or ou La Proue – fleuraient bon la poésie.
Ce qui nous ramène à L’Imprudence dont la tenancière Odile, surnommée «la dame aux livres» par certains déménageurs roumains, pratique un accueil personnel café-biscuits-chocolats dont la souriante qualité est accordée à la variété curieusement cohérente, à l’originalité et à la touche de la Patronne (mais rien du bas-bleu ou d’une Madame Verdurin chez Odile Ledésert – ça y est l’incroyable patronyme est lâché comme celui des Larivière est cité par le gentil Marcel qui s’est interdit toute identification dans les milliers de page de la Recherche), avec une touche féminine accentuée pour nuancer, contre l’oubli persistant de ces dames, et pas pour autant sur le ton vengeur du wokisme, citons plus précisément: Colette très présente en vitrine, à part égale avec l’introspectif Amiel (le rayon des écrit intimes est à consulter à l’intérieur), Balzac absolument multigenre en ses transes, et si vous lui réclamez trois noms du sommet de ses préférences: Marguerite Yourcenar, Willa Cather et Lawrence Durrell, mec certes certifié mais au quatuor plein d’autres bonnes femmes; et si vous vous attardez surgiront les noms de la collection emblématique Virago, une Ursula Le Guin et ses conjectures SF sur fond d’anthropologie hérité de son paternel, une Goliarda Sapienza au parcours aussi frotté de révolte et de politique que celui d’un Doris Lessing.
Bref, le choix de Cédric l’architecte était plutôt d’une «bibliothèque de mec», tandis que la dame aux livres y ajoute femmes et enfants, deux parois d’Anglo-saxons jouxtant celle des kids dans l’arrière-boutique alors que la Littérature avec une grande aile prend ses aises dans le premier carré, la poésie et l’ancien, l’écologie ou les étonnants voyageurs, les auteurs romands de naguère ou les plus récents, etc.
Et l’argent dans tout ça? Ne le répétez pas, mais j’ai trouvé, au rayon de nos auteurs les plus fameux, Le Canal exutoire de Charles Albert Cingria, merveille de prose lyrique paru chez Mermod, pour 20 francs actuels, alors qu’il est coté dix ou vingt fois plus chez les marchands du temple. Est-ce dire que la dame aux livres brade ou sous-évalue? Sûrement pas. Mais gare aux pièges de la dame aux livres: ils sont peut-être dans l’excès de cœur…
Ainsi ce qui est sûr est que, tout à l’heure, on se retrouvera au Bout du monde d’à côté, devant lequel Charles-Albert, clochard céleste, aura déposé sa bicyclette et fera ce simple constat: «Elle est étonnante, dans la vie, la générosité de ces êtres. Un archange est là, perdu dans une brasserie»…
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Cesar 22.12.2023 | 15h12
«Merci et bravo pour cette promotion livresque mais…
L’adresse s’il vous plaît?!!
»