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Culture / Au pays des passions et des clichés


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La belle rétrospective du Festival de Locarno consacrée à l'âge classique du cinéma mexicain aura tenu ses promesses, avant d'envoyer une part de ses pépites à la Cinémathèque suisse. Un peu bizarrement intitulée «Du spectacle tous les jours», elle a tenu à représenter ce cinéma populaire dans sa plus grande variété tout en privilégiant redécouvertes et curiosités.



Quel lien entre le drame d'amour et de rivalités rurales Pueblerina (Emilio Fernández, 1949), exaltées par une splendide mise en scène en noir et blanc, et le film de superhéroïne La mujer murciélago (René Cardona, 1968), sorte de Batwoman du pauvre tourné en couleurs à Acapulco? Un même musicien, Andres Diáz Conde, et un même acteur, Robert Cañedo, héros viril et attachant dans l'un et savant fou créateur de monstres dans l'autre – chacun avec plus 300 crédits à leur actif. Ainsi en va le cinéma mexicain d'autrefois, dans cet âge classique où il était le divertissement suprême partagé par les foules et capable de forger un imaginaire collectif.

A Locarno, cet «âge d'or» qui selon les Mexicains eux-mêmes ne va que de 1936 (un essor lié à la Guerre civile espagnole) à 1956 (une crise produite par l'arrivée de la télévision dans les ménages) s'est transfomé en trois décennies, de 1940 à 1969. Une période qui voit l'essor, la splendeur et la décadence d'une industrie et de son personnel, lesquels finiront bousculés et contestés comme un peu partout ailleurs dans le monde. Pas de problème pour le programmateur allemand Olaf Möller, omnivore mu par un esprit de curiosité et de réévaluation qui a pour l'essentiel porté ses fruits.

Certes, même le canon officiel de ce cinéma nous est aujourd'hui à peu près inconnu, d'où une certaine frustration: alors que les principaux films mexicains envoyés dans les festivals étaient distribués à travers l'Europe, leur mémoire s'est dissoute dans les oubliettes des cinémathèques, sans résurrection durant l'ère du DVD. Ne subsistent aujourd'hui à l'international plus guère que le passage de Luis Buñuel par le Mexique (20 films) et le nom d'Emilio «El Indio» Fernández – et encore, plutôt comme acteur chez Sam Peckinpah que comme auteur de 40 films! Pourtant cet âge classique a connu d'autres cinéastes talentueux et généré un vrai star system. D'où le désir d'en apprendre plus et de le ramener à la lumière, d'autant plus que les deux cinémathèques du pays (l'universitaire Filmoteca de la UNAM et la Cineteca Nacional, chargée du dépôt légal) ainsi que certaines archives de producteurs privés se sont lancées dans la restauration de ce patrimoine.

Le haut du panier

Résumer une telle production – près de 3'000 films en trente ans – à travers 36 titres seulement tenait de la gageure. En cherchant à sortir des sentiers battus, du cinéma le plus «noble» au plus populaire, la rétrospective a d'abord offert un formidable voyage dans le passé, les mythes et les réalités de cette grande nation. Pourtant, on aura aussi eu confirmation de l'absence d'auteurs majeurs chez les cinéastes mexicains. Comme par hasard, c'est l'Espagnol Buñuel qui a dominé les débats d'une bonne tête, même avec l'un de ses films les moins caractéristiques: El rio y la muerte (1954) est en effet un «film à thèse», sans rien de surréaliste, qui s'attaque à la tradition des vendettas dans les campagnes et plus largement au machisme. Jamais son intelligence de tous les instants et les émotions suscitées par une mise en scène parfaitement maîtrisée n'étaient apparus aussi clairement.

Dans le même ordre d'idées, les deux autres cinéastes les plus représentés dans les festivals de l'époque, Emilio Fernández et Roberto Gavaldón, sont bien les plus intéressants du pays. Pueblerina est ainsi venu rappeler à quel point Fernández (1904-1986), avec l'aide du grand chef opérateur Gabriel Figueroa, a forgé une image du Mexique: un pays de grands espaces, de grandes passions et de grands sombreros sous des cieux immenses. A la fois romantique et macho, le réalisateur y magnifie son épouse Columba Domínguez dans le rôle d'une femme devenue mère suite à un viol mais que son amoureux sorti de prison vient malgré tout retrouver pour l'épouser, au grand dam de son violeur, l'homme le plus puissant du village. Cinéaste plus urbain, Roberto Gavaldón (1909-1986) a quant à lui commencé par décevoir par le schématisme de La noche avanza (1952), drame d'une vedette arrogante de pelote basque (Pedro Armendáriz) prise au piège de ses amours parallèles et de paris truqués. Mais il s'est ensuite racheté avec un Días de otoño (1963, d'après une nouvelle du mystérieux B. Traven) de toute beauté: un film synchrone avec la modernité naissante qui raconte l'histoire d'une provinciale venue travailler à Mexico dans une boulangerie et qui s'invente un mariage, une maternité et même un veuvage pour échapper à la pression sociale. Déjà magique dans One-Eyed Jacks, le génial western réalisé par Marlon Brando, l'étoile filante Pina Pellicer y confirme son attachante singularité, servie par une mise en scène d'une rare délicatesse.

Pas vraiment d'auteurs

Certains critiques mexicains tentent de hisser au même statut d'auteurs mineurs Julio Bracho, Alejandro Galindo et Ismael Rodríguez, mais leur talent aura paru plus incertain. Chez Bracho, après l'amusante mais trop théâtrale zarzuela olé olé La corte de faraón (1940), les mélodrames Rostros olvidados (1952, avec la diva argentine Libertad Lamarque) et Llévame en tus brazos (1954, avec la star d'origine cubaine Ninón Sevilla) ont surtout révélé des lacunes d'autant plus criantes que la rétrospective de l'an dernier était consacrée à l'un des maîtres du genre, Douglas Sirk. Pleins de coups de théâtre artificiels, d'incohérences et d'impensé, ses films ne sont jamais à la hauteur de leur potentiel, même si le second au moins vaut le coup d'œil, avec son histoire de fille de pêcheur qui sacrifie son amour, devient star de cabaret puis de cinéma grâce à des «protecteurs» avant de retrouver le syndicaliste macho de son cœur.

Galindo, lui, aura brillé le temps d'une charmante comédie sociale, Esquina, bajan...! (1948) à base de compagnies de tram rivales dans une capitale en pleine expansion. Mais son réputé Espaldas mojadas (1955), rare film sur la question de l'émigration clandestine vers les Etats-Unis traitée selon un point de vue mexicain, manque par trop de réalisme malgré quelques idées mémorables comme cet exilé qui se refuse à être exploité et donc à travailler. Quant à l'autoproduit La mente y el crimen (1961), semi-documentaire qui suit l'élucidation d'un meurtre par la police scientifique, il en aura perdu plus d'un avec son sensationnalisme doublé d'une narration pleine de digressions douteuses. Reste le cas Ismael Rodríguez, dont la «comédie ranchera» Los tres Garcia (1947), avec ses trois frères rivaux à la botte d'une matriarche, a beau être «culte» dans son pays, elle aura semblé bien rudimentaire vue d'ici. Mais le dramatique Los hermanos Del Hierro (1961) serait d'un tout autre calibre, à en croire le principal critique mexicain Jorge Ayala Blanco. A vérifier lors d'un projection à Lausanne!

Enfin, la rétrospective a également permis de faire connaissance avec les deux grands comiques nationaux, Mario Moreno «Cantinflas» et Germán Valdéz «Tin-Tan» – jamais une proposition évidente à l'étranger. Test réussi pour tous deux, tant El gendarme desconocido (Miguel M. Delgado, 1941), avec son bon-à-rien devenu gendarme matricule 777 et héros malgré lui, et El rey del barrio (Gilbert Martínez Solares, 1949), avec son protagoniste menant une double vie de brave travailleur et de chef de bande criminelle, se sont avérés hilarants malgré leurs réalisations très routinières. Cantinflas donne dans la nonchalance et la comédie verbale, entre Charlot et Totó, tandis que Tin-Tan est un roi de la grimace et de la comédie physique façon Jerry Lewis ou Jim Carrey.

Cosmopolitisme insoupçonné

Mais la sélection d'Olaf Müller aura surtout rendu attentif au cosmopolitisme de ce cinéma aux nombreux échanges avec les Etats-Unis, l'Espagne, l'Argentine, Cuba et d'autres pays encore. C'est ainsi qu'on a eu la surprise de découvrir une excellente version du classique allemand Jeunes filles en uniforme (Muchachas de uniforme, 1951, d'Alfonso B. Crevenna, cinéaste prolifique né en Allemagne), histoire d'un amour lesbien dans une école de jeunes filles tenue par des religieuses, juste gâchée par un retour à la fin moralisatrice de la pièce d'origine. Encore mieux, Amok (1944) de l'Espagnol de passage Antonio Momplet, avec les stars María Félix et Julián Soler, est un somptueux drame de l'obsession amoureuse d'après un roman de Stefan Zweig qui se déroule sur un paquebot et en Malaisie, réalisé avec des moyens et un talent impressionnants. De même, Más fuerte que el amor de l'Argentin Tulio Demicheli s'est imposé comme un mélodrame d'une belle intensité avec sa lutte des classes sur une plantation cubaine doublée d'une histoire d'amour-haine torride entre les très glamour Jorge Mistral et Miroslava (Sternova, une juive de Prague).

Autres exilés espagnols, Carlos Velo signait avec son classique Torero (1956) un semi-documentaire frappant sur un toréador gagné par la peur, et Luis Aloriza (par ailleurs scénariste de Buñuel et plus tard cinéaste-auteur phare du cinéma mexicain «moderne»), signait le scénario d'El esqueleto de la señorara Morales (1960), farce anticléricale et macabre un peu trop appuyée réalisée par Rogelio Antonio González. Quant au Chilien Tito Davison, cinéaste plus routinier, il a surpris en bien grâce à El caso de la mujer asasinada (1955), comédie au scénario extravagant dans lequel une femme rêve son meurtre prochain par son mari sans parvenir à l'empêcher dans la réalité. Et c'est aussi à lui qu'est revenu l'honneur de réaliser le «film cosmopolite ultime» Que dios me perdone (1948), mélodrame simili-hollywoodien à base d'espionnage et de mémoire des camps de concentration nazis qui prouve que la splendide María Félix était aussi une immense actrice.

Machos, victimes féminines et fin d'une époque

Un peu partout, le pesant moralisme catholique qui tient la société mexicaine aux côtés du pouvoir sans partage du PRI (Parti révolutionnaire Institutionnel) est bousculé par un cinéma qui tente d'y échapper par la fiction. Ceci jusque dans des films plus strictement de genre comme Sensualidad (Alberto Gout, 1951), dans lequel la danseuse de cabaret Ninón Sevilla séduit le digne juge Fernando Soler qui l'avait condamnée à la prison, El suavecito (Fernando Méndez, 1951), qui voit une fille sage s'éprendre d'un voisin qui a pourtant choisi la «mauvaise vie», ou encore El Medallón del crimen (Juan Bustillo Oro, 1956), amusant film noir dans lequel un brave père de famille tenté par un écart doit se dépêtrer d'un crime qu'il n'a pas commis. Sur la plupart de ces scénarios planent les spectres du machisme et de la prostitution, clairement désignés dans un film réalisé par la seule femme réalisatrice de la période, Matilde Landeta. Dans Trotacalles (1951), elle oppose deux sœurs victimes d'une même réalité aux deux bouts de la société, la rue mal famée et les belles villas de Mexico. Quel dommage que par ailleurs ce film ne témoigne pas d'un talent supérieur!

Au total, du bien poussiéreux classique En tiempos de Don Porfirio de Juan Bustillo Oro (1940), qui regarde en arrière, au magnifique documentaire Olimpiada en México d'Alberto Isaac (1969), qui pointe en avant, on aura ainsi vu un peu de tout dans cette rétrospective. Y compris des films anecdotiques juste chargés de mettre en valeur des vedettes mythiques comme le boxeur Kid Azteca (El gran campéon de Chano Urueta, 1949) ou la danseuse de rumba Tongolele (Han matado a Tongolele de Roberto Gavaldón, 1948) et des films «fantastiques» le disputant entre un réel sens du macabre (Misterios de ultratumba de Fernando Mendez, 1958; El espejo de la bruja de Chano Urueta, 1960) et une parfaite crétinerie (Santo vs. las mujeres vampiro, d'Alfonso Corona Blake, 1962; La mujer murciélago de René Cardona, 1968).

Au travers de ces choix plus discutables s'est dessinée une image plus précise du goût populaire auquel répondaient ces cinéastes si inégaux, appelés à réaliser à la chaîne et presque toujours en y intercalant des intermèdes musicaux. Mais on aura aussi compris l'inexorable déclin d'une génération, une fois le noir et blanc supplanté par la couleur, les budgets resserrés et les grandes stars disparues, avant même leur désacralisation par un cinéma d'auteur politisé et la mode érotico-sexy des années 1970. Il n'empêche qu'on en redemanderait presque, sans oublier les présentations à la fois érudites et «rock'n'roll» du bateleur Olaf Müller. Et pour finir, ce constat plus général: dans le grand bain de 7ème art qu'est le festival de Locarno, ces sacrés Mexicains auront fait apparaître plus clairement que jamais le fossé entre un cinéma de passions (populaire, d'autrefois, dépassé?) et un cinéma de vague à l'âme (moderne, d'aujourd'hui, pour toujours?) qui a envahi la compétition. A méditer.

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