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Chronique / Le graveur et le rhinocéros


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S 'ouvrir à la surprise de la redécouverte littéraire, artistique; changer de longueurs d’onde, prendre du champ, bref: se montrer in#actuel. Autrement dit, indocile. Une autre façon encore d’aborder l’actualité.



Davantage encore que Rembrandt, le graveur que je révère, parmi les grands praticiens de l’histoire de l’estampe, c’est Albrecht Dürer (1471-1528) – plus près de nous, je pourrais citer aussi Matisse et Picasso. L’artiste de Nuremberg n’a d’ailleurs pas été seulement graveur. Son autoportrait de 1500 qui se trouve aujourd’hui à l’Alte Pinakothek de Munich, exécuté alors qu’il a vingt-huit ans, compte parmi les chefs-d’œuvre absolus de la peinture. Si ma préférence va à Dürer, c’est peut-être parce que je suis moi-même un peu «du bâtiment», pour reprendre le mot de Degas. Mon enfance s’est déroulée toute entière dans un atelier de graveur. Celui de mon père, Pierre Aubert (1910-1987), considéré comme l’un des grands maîtres suisses de l’estampe au XXe siècle. Il m’a beaucoup parlé de Dürer – et de tant d’autres – commentant pour moi des reproductions de ses gravures.

La plupart des œuvres majeures de l’artiste allemand, et c’est ce qui le rend unique, comportent une part d’énigme tout à fait fascinante et qui résiste à l’analyse ou, en tout cas, ne l’épuise pas. Ainsi la gravure Le Chevalier, la Mort et le Diable, qui représente un cavalier en armure lourdement armé cheminant, sans la voir, avec la mort. Et bien sûr La Melencolia, œuvre énigmatique entre toutes s’il en est. Son titre figure en arrière-plan tandis que l’ange, le motif principal, occupe le devant de la scène. La tête appuyée sur une main, un compas dans l’autre, peut-être personnifie-t-il tout à la fois la géométrie et la mélancolie. Mais l’élément en fin de compte central, qui capte tous les regards, c’est le fameux polyèdre à huit faces, dit aujourd’hui «de Dürer», qui permet d’apprécier toute la virtuosité de l’artiste. Comme, avant lui, le mazzocchio, chez Paolo Uccello (1397-1475). Géométrisation poussée à l’extrême du couvre-chef des nobles florentins et qu’arbore notamment Micheletto da Cotignola à la tête de ses cavaliers dans le panneau du Louvre de la célèbre Bataille de San Romano (~1456) – je l’évoque dans mon roman éponyme (L’Aire bleue, 2006).

Albrecht Dürer, Melencolia I, 1514, burin © Musée Jenisch Vevey – Cabinet cantonal des estampes. Fonds Decker

Un animal nommé Ganda

Enfin, il y a la xylographie du Rhinocéros, gravée par Dürer l’année même de Marignan. Œuvre non moins singulière, car l’animal représenté n’a que l’apparence du rhinocéros. Il est comme revêtu de morceaux de carapaces et ses membres sont couverts d’écailles; son encolure, enfin, est surmontée de ce qui ressemble à l’appendice frontal d’une licorne. Or la genèse de la gravure est tout aussi étrange. Dürer, n’a jamais vu l’animal. Pour réaliser sa xylographie, il s’est basé sur la description d’un rhinocéros indien offert au roi du Portugal, Manuel Ier, qui en fit cadeau à son tour au pape Léon X. Mais le pachyderme périt dans un naufrage au large de Gênes. C’est cette histoire – authentique – pleine de rebondissements, aux allures de saga, que l’écrivain Eugène, qu’on ne présente plus, a eu la bonne idée de nous conter dans un récit truculent, rempli d’humour, rédigé un peu à la façon d’un conte oriental.

Mis à part le pachyderme, l’autre héros de l’histoire, c’est son cornac, Ossem, qui fut le premier Hindou débarqué en Europe, mais dont on ne connaît que le nom. Eugène en fait un personnage fantasque, qui réussit à s’élever au-dessus de sa condition. Il devient le «rêveur» de «A. de A.» pour Alfonso de Albuquerque, gouverneur portugais de Goa, à qui il prédit monts et merveilles. Et cela lui réussit, puisqu’Alfonso s’empare notamment de Malacca et reçoit bientôt le titre de «VRIP», pour Vice-roi des Indes portugaises. Or voici que le sultan de Muzaffar, afin de se concilier A.de A. décide de lui faire présent d’un Ganda, un rhinocéros.

Paolo Uccello, Bataille de San Romano, ~1456, Louvre (fragment) © Wikipedia


A Goa, le cadeau fait sensation, mais empuantit aussi la ville, car comme le dit VRIP, c’est une «vraie machine à chier». Que faire? Organiser une expédition punitive contre le sultan? Impossible, Manuel Ier ne veut plus de guerre. Alors pourquoi ne pas se débarrasser de l’encombrant cadeau en l’offrant au roi? C’est ainsi qu’Ossem, rendu à sa condition de cornac, se voit contraint de convoyer Ganda jusqu’à Lisbonne.

A la cour du souverain portugais, nul n’a jamais vu pareil animal. A cause de sa corne, on croit qu’il s’agit d’une licorne. Jusqu’à ce qu’un chanoine de Saint-Maurice (sic), se référant à Pline l’Ancien, identifie l’animal. Ossem, dans l’intervalle, a pris pour maîtresse Hildegarde, une catin allemande. Tous deux s’enrichissent bien vite en vendant de la poudre de la corne de la prétendue licorne. Las, le roi décide d’offrir le rhinocéros au pape et c’est Ossem, comme de juste, qui est chargé de l’accompagner jusqu’à Rome où il n’arrivera donc jamais. Alors Hildegarde, qui avait été domestique naguère chez Albrecht Dürer, décide de retourner à Nuremberg. Et c’est à partir de la description qu’elle fait de Ganda à son vieux maître, que celui-ci entreprend de réaliser la gravure que l’on sait. L’œuvre devint très vite populaire en Europe et fut copiée à moult reprises jusqu’au XVIIIe siècle, où des représentations plus exactes de l’animal se mirent à circuler.



Eugène, Ganda, Slatkine, 2018. 

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