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Chronique

Chronique / J'ai fait pleurer ma pharmacienne


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Un homme cruel

Alors que j'expliquais à ma pharmacienne que les anti-dépresseurs étaient devenus totalement inefficaces (dans les groupes de contrôle, les placebos marchent mieux) et qu'elle pouvait tout aussi bien les donner à son chien, elle m'a rétorqué que j'allais désespérer des milliers de patients – et peut-être même ruiner son officine – avec ce genre d'informations. Elle a ajouté que j'étais un homme cruel, ce qui était plutôt un compliment, et s'est mise à pleurer tout doucement comme si je venais de lui enlever ses dernières illusions. Comme je racontais cette histoire à un ami qui soutient que la dépression est une lâcheté de l'âme et qu'on ne peut rien contre la lâcheté, il a aussitôt réagi en me disant que «J'ai fait pleurer ma pharmacienne» serait un excellent titre pour un de mes livres. Il la soupçonne d'ailleurs d'être amoureuse de moi et m'a rappelé le mot de Louise Brooks: «Si vous voyez un homme cruel, ne le lâchez pas! Ils ne courent pas les rues... »

Une conversation avec Thibaudet

J'ai pris un thé avec Albert Thibaudet, fin connaisseur de Baudelaire, de Fromentin et d'Amiel. À propos de ce dernier – je lui avais confié que j'avais écrit un roman inspiré par sa vie –, il a observé que les deux grands livres de la littérature genevoise sont Les Confessions de Jean-Jacques Roussseau et Le Journal Intime d'Henri-Frédéric Amiel. Tous deux naissent de cet examen personnel en lequel Stendhal voyait la force opposée au catholicisme.

Il me rappelle qu'Amiel n'aimait pas la France et que la réciproque est tout aussi vraie. Toutes les familles intellectuelles et spirituelles de France, jusqu'aux universitaires les plus classiques comme Brunetière, ont flairé en lui, avec méfiance quand ce n'est pas avec hostilité, le protestant et le germanisant. Albert Thibaudet lui-même, pourtant mieux intentionné se moque de ce confesseur pour dames d'œuvre qui leur faisait lire les pages les plus sentimentales de son journal dans le but – unique? – de les initier à l'amour intellectuel. «L'âme féminine se donne à qui la féconde: elle appartient à qui lui ouvre le monde divin.»

Nous n'en doutons pas, commente spirituellement Thibaudet. Mais il y a malheureusement en nous un Méphisto qui sourit devant les tours et les retours du chemin vers ce monde divin. Il demeure sceptique quand je lui présente un Amiel beaucoup plus pervers qu'il n'y paraît. Je ne demande qu'à vous croire me rétorque-t-il. Mais admettez avec moi que lorsqu'il confie à son journal qu'à vingt ans il sentait dans la paume de sa main gantée toute la sensibilité de la jeune fille qu'il faisait valser, c'est là une idée d'étudiant berlinois. Après le tour de valse et de musique, cette psychologie ne se prolongeait pas en rendement utile. «Je suis prêt à l'admettre, lui ai-je répondu, mais cette idée de «rendement utile», si propre à l'esprit français, me met mal à l'aise. Je lui préfère la promesse d'une volupté au coup d'un soir.» Le puritanisme protestant m'aurait-il, moi aussi, contaminé?

Thibaudet et moi goûtons beaucoup cet aphorisme d'Amiel: «Dis-moi de quoi tu te piques et je te dirai ce que tu n'es pas.»

Tuer sans passion

Que ressentent les génocidaires lorsqu'ils tuent? Au terme d'une longue étude, Richard Rechtman, psychiatre et psychanalyste qui travaille actuellement sur le djihadisme, arrive à une conclusion qui peut paraître choquante, voire simpliste, mais que je reprendrai volontiers à mon compte: le génocidaire ne pense qu'à lui, à ce qu'il ressent physiquement dans ce labeur. Il pense à son propre corps, il cherche à se défendre contre les ampoules, les crampes ou les courbatures. Il lutte contre la fatigue, les odeurs et le bruit. Il pense à demain et se lamente à l'avance de devoir revenir. Il cherche à augmenter la cadence tout en diminuant l'effort, mais il ne pense jamais à l'être humain qu'il tue. Il ne le voit déjà pas. Il ne l'a jamais vu et ne le reverra jamais. Pour lui, il n'existe pas et c'est pour cela qu'il le tue sans passion et sans émotion.

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