Analyse / Serbes et Juifs, victimes puis agresseurs
Un ancien diplomate israélien, critique du gouvernement actuel, soutenait qu'Israël était le seul exemple dans l'histoire récente d'un Etat qui se présente comme victime pour justifier d'une politique d'agression. Il ignorait le cas serbe, dont les agissements à travers les années 90 présentent beaucoup de similarités psychologiques avec ce qui se déroule actuellement en Israël et à Gaza. Avec peut-être des conséquences similaires à la clé.
L'autoroute Belgrade-Zagreb a été commencée par Tito et portait autrefois le nom ronflant de «Fraternité et Unité». Ce ruban d'asphalte de 400 kilomètres devait matérialiser la réconciliation entre les frères ennemis croate et serbe, enfin réunis et pacifiés sous la bannière du socialisme conquérant. De nos jours, en franchissant le poste-frontière serbe, on peut distinguer une vilaine affiche de format A5 négligemment collée sous le guichet du douanier. Des photos écœurantes illustrent un texte imprimé en plusieurs langues qui enjoint celui qui entre en Croatie à ne jamais oublier les horreurs de l'Opération Tempête, ce «génocide» contre le peuple serbe.
Le 5 août 1995, après trois ans et demi d'occupation militaire de la Slavonie et de la Krajina croates, quelque 150'000 Serbes, présents depuis des siècles sur ces terres, se faisaient violemment expulser par l'armée croate. Selon les Serbes rien n'explique l'Opération Tempête, rien ne peut la justifier. Qu'ils aient eux-mêmes violemment attaqué la Croatie dès 1991, qu'ils s'y soient comportés avec une brutalité inouïe et commis d'innombrables crimes de guerre, tout cela ne compte donc pas. Depuis 1991 une dissonnance cognitive persiste à hanter l'âme serbe.
Lorsque la Croatie déclare son indépendance le 25 juin 1991, la forte minorité serbe, enflammée par Belgrade, entre immédiatement en mode défensif. Car elle conserve et se transmet de générations en générations le souvenir des horreurs de la Seconde guerre mondiale. C'est en effet entre 1941 et 1945 que l'Etat Indépendant de Croatie, sinistre croupion hitlérien, a massacré entre 200 et 400'000 Serbes dans des conditions qui révulsaient même les Allemands. Ainsi dès l'été 1991, les Serbes de Croatie entrent en résistance armée, avec le soutien direct de la Belgrade fédérale, qui attaque avec toute sa puissance la ville frontière de Vukovar. Et c'est à Vukovar, en quelques semaines d'une bataille urbaine inégale et barbare, que la Serbie perd son innocence, sa légitimité et sa crédibilité internationale.
Avant ce siège, Belgrade rayonnait de son statut de vainqueur des deux guerres mondiales. La Serbie était ce petit pays courageux que les journaux français de 1914 encensaient, ce héros antifasciste dont la presse américaine de 1943 faisait ses choux gras. C'était le pays qui s'était offert en contrescarpe à l'invasion ottomane. Jusqu'en 1991, la Serbie était dans le camp des Gentils.
Il reste presque impossible pour beaucoup de Serbes de comprendre les raisons qui, presque en une nuit, les ont rangés du côté des Méchants, dans les ruines d'une petite ville austrohongroise des bords du Danube. Selon eux toute la violence qu'ils avaient déchaînée contre la Croatie n'était que préemptive, elle tendait non pas à agresser un peuple innocent mais à interdire une répétition imminente de l'histoire. L'indépendance croate, nécessairement, allait mener à un nouveau génocide serbe, tous les journaux et les responsables politiques le martelaient. On ne massacrait personne de gaité de cœur, on se défendait. On ne rasait pas une ville et on ne tuait pas ses habitants, on permettait à un peuple héroïque de ne pas succomber une fois de plus sous les coups des ogres fascistes. Qu'il y ait un lien direct entre ces craintes victimaires, aussi justifiées soient-elles, et une politique de meurtre systématique demeure, à Belgrade, du domaine de la calomnie. Les Serbes ne sont pas assez friands des livres de René Girard et de ses théories sur la violence victimaire, mais les Israéliens ne le sont pas non plus, hélas.
Il est permis en effet de voir dans le déchaînement de violence qui a lieu aujourd'hui à Gaza une redite des événements de 1991 en Croatie, et pour des raisons identiques. Encore plus que les Serbes, les Juifs ont une conscience collective hantée par la perpétuelle imminence de l'anéantissement. A tout moment, tout peut arriver. On se transmet en chuchotant les mémoires familiales, les litanies de sang et de larmes qui traversent les siècles sans jamais sécher, et sans jamais tarir. Erigée en culte officiel, Jasenovac pour les uns, Auschwitz pour les autres, avec son clergé, ses monuments et sa liturgie, cette culture victimaire aveugle son troupeau.
Depuis sa fondation en 1948, l'Etat d'Israël est soudé autour de ce culte. De bonne foi certainement, Israël ne fait la guerre que pour se défendre, que pour éviter un bégaiement de l'histoire. Les Serbes ne parlent de génocides et les Israéliens de pogroms que pour se rappeler à eux-mêmes qu'ils ne peuvent être que les victimes, et les autres des agresseurs. Et comme en 1991, on observe que ce langage n'est plus crédible au-delà des frontières. Un basculement est perceptible dans l'opinion publique mondiale, qui désormais réclame des comptes à Israël et exige justice pour les Palestinens. Les conséquences de ce basculement, inédit depuis 1948, pourraient se révéler plus destructrices que tous les missiles du Hamas. Et on peut imaginer qu'il ne sera jamais accepté par une majorité d'Israéliens, aussi longtemps que durera la mémoire de leur peuple.
C'est la leçon de Vukovar. De victimes authentiques, d'indiscutables héros, les Serbes sont devenus les salauds de l'histoire d'un mois à l'autre. Sans le réaliser, ils ont perdu la plus importante des batailles: celle de l'image. En voyant les bombardements israéliens des dernières semaines sur Gaza, en regardant en direct des quartiers d'habitations entiers, des hôpitaux, des écoles et des mosquées se faire applatir par des missiles, le monde entier ne peut retenir un cri d'épouvante. De leur côté l'armée et le gouvernement israéliens se justifient en évoquant l'Holocauste, l'Ambassadeur israélien aux Nations-Unies arbore une étoile jaune comme dans le régime hitlérien, et la gigantesque diaspora juive retentit de hurlements de vengeance éternelle. Cette dissonnance entre ce que les Israéliens ont toujours pu revendiquer de bonne foi d'un côté, et l'effet dévastateur de leurs bombardements indistincts sur l'opinion mondiale de l'autre, ressemble à un Vukovar israélien. Et les Serbes le savent: dans la bataille de l'image, la défaite est définitive.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Christophe Mottiez 03.11.2023 | 09h00
«très bon. merci.»
@stef 28.12.2023 | 15h22
«Superbe analyse, merci »