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Analyse / La France et la Serbie: le gangster et la prostituée


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Lors de sa deuxième visite d'Etat en Serbie fin août, le président Macron a confirmé la vente de douze chasseurs Rafale à Belgrade. Cette visite illustre une vieille vérité énoncée par Stanley Kubrick: «Les grandes nations se sont toujours comportées comme des gangsters, et les petites nations comme des prostituées».



Un jeu d'équilibriste de la Serbie entre Moscou et Washington avait été mis au point par le Maréchal Tito et continué par le président serbe Vučić qui s'en réclame. Ce calcul cynique, qui n'est pas un alignement politique, permet de monnayer ses allégeances momentanées auprès des grandes puissances. C'est ce que Stanley Kubrick qualifie, à raison, de prostitution. Car d'un côté la Russie continue de défendre la Serbie au Conseil de sécurité de l'ONU, et lui laisse ouvertes ses frontières pour ses exports agroalimentaires. Et de l'autre côté, Belgrade se fait courtiser par l'UE pour la convaincre de se tourner résolument vers l'Ouest.

C'est dans ce contexte que le président Macron est arrivé à Belgrade le 29 août dernier, reçu en fanfare par son homologue Vučić. Tout était symbolique dans ce déplacement. A commencer par l'achat de douze Rafale, dont on est en droit de se demander à quoi ils pourront bien servir pour une armée de 37'000 actifs presque entièrement encerclée par les armées de l'OTAN. Le fait que la Croatie en a commandé également douze (d'occasion, certes) l'an dernier, et que la Grèce en soit aussi pourvue, a certainement joué. La Serbie s'aligne sur les équipements de l'OTAN, jette ses anciens MiG 29 soviétiques au rebut et promet, la main sur le cœur, d'emprunter le chemin glorieux qui mène à Bruxelles.

Ces avions serviront surtout à faire trembler les immeubles du centre-ville lors de la parade militaire de la fête nationale. Mais c'est leur poids diplomatique qui compte, pas leur manœuvrabilité. Tout en persistant à ne pas s'aligner sur les sanctions anti-russes, Belgrade désavoue Moscou dans les faits, sans permettre toutefois à Poutine de crier à la traîtrise. Ce que le Kremlin serait par ailleurs tout à fait en droit de faire, puisque la Serbie fournit également l'Ukraine en munitions depuis 2022, à hauteur de centaines de millions d'euros déjà. Et qu'elle a suspendu un grand nombre d'investissements russes en Serbie – trains, banques, hydrocarbures – et accueilli des dizaines de milliers d'opposants au régime de Vladimir Poutine.

La visite d'Emmanuel Macron, la deuxième à Belgrade, s'est déroulée dans une atmosphère de grande cordialité. La France est devenue un allié objectif pour la Serbie, ainsi qu'un investisseur de tout premier plan, actif sur des projets considérables de métro, d'aéroport et d'usines de traitement des eaux usées, ainsi que sur des centaines de petites et moyennes entreprises. L'achat des Rafale sert par conséquent d'appât autant que de garantie: à Belgrade, la France, et par extension l'UE, a un ami.

Tout le monde est au courant, et tout le monde le dit: l'accession de la Serbie à l'Union n'est pas pour demain, ni même pour après-demain. Le président Vučić vient de déclarer qu'il ne considérait pas la chose possible avant 2030. Mais voilà, l'objectif européen de rejeter la Russie au ban des nations et de l'isoler diplomatiquement et économiquement passe désormais par Belgrade. Le conflit ukrainien a donc ouvert pour le président Vučić une séquence que l'on croyait risquée à ses débuts, mais qui se révèle économiquement payante. Ces douze Rafale sont peut-être chers payés pour Belgrade, mais ils garantissent surtout l'augmentation du flux des investissements européens. La visite du chancelier Scholz à Belgrade en juillet avait exactement le même objectif: en soutenant Vučić dans son projet d'exploitation d'une mine de lithium, extrêmement impopulaire chez les Serbes, l'Allemagne signale son intention de ne pas lâcher Belgrade et d'y poursuivre ses investissements déjà considérables. Pour damner le pion à la Russie, donc.

Le projet européen n'est plus qu'un marché. Les visites de ces chefs d'Etat n'ont jamais remis en cause le régime corrompu de Vučić, les élections truquées de décembre dernier, l'absence de liberté de la presse, l'étouffement de l'opposition, le clientélisme rampant. Plus personne ne parle des «valeurs». Tout cela n'est plus important pour Bruxelles, qui attend désormais de Belgrade qu'elle se détourne de son ami russe et continue de servir les intérêts économiques de l'Union – rien d'autre. Ce sont les armes du gangster, celles de «l'offre qu'on ne peut pas refuser». Ainsi s'installe ce qu'un éditorialiste belgradois a récemment qualifié de «stabilitocratie»: tant que Vučić garantit une stabilité politique et économique à ses partenaires européens, et quels que soient les moyens qu'il emploie, Bruxelles fermera les yeux, vendra ses avions, exploitera son lithium, et croira marquer des points contre la Russie. Pendant ce temps, Vučić continuera de corrompre les siens, d'acheter les élections et de museler la presse et l'opposition. Tout le monde professera le destin européen de la Serbie sans en croire un mot, et tout en comptant l'argent. Les gangsters font leur boulot, les prostituées font le leur. 

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