Analyse / Choisis la vie
La question de la liberté est fondamentale en philosophie. Elle l’est tout autant dans les textes des mythologies de par le monde et dans ceux des grandes religions. Penchons-nous sur un passage de la Torah, étudié dans la liturgie juive en cette période de l’année, qui nous guide à travers cette question et qui nous invite, envers et contre tout, à choisir la vie. Méditation.
La liberté est de toutes les bouches et de tous les contextes. Qu’on la chante avec Reggiani, qu’on la clame avec les révolutionnaires ou qu’on l'érige en principe économique avec les libéraux, la liberté est de tous les combats, de tous les arts et de toutes les philosophies. Les unes la considèrent impossible, d’autres carrément inexistante et d’autres encore comme absolue. La liberté, serait-ce faire ce que je veux, quand je veux, où je veux et avec qui je veux? L’idée peut se défendre, mais ce n’est pas mon choix du jour. C’est ma liberté après tout…
La liberté?
La conception de la liberté que je voudrais défendre serait en fait une contrainte. La contrainte qu’impose cette liberté est celle de choisir. En effet, être libre, c’est choisir, et choisir c’est renoncer. Exercer sa liberté revient donc premièrement à être actif; deuxièmement, à savoir jongler entre choix et renoncements.
Etre actif, c’est sortir de la passivité. Savoir rester ouvert à ce qui advient, c’est bien; agir pour obtenir ce que l’on veut, c’est mieux. «Agis comme si tout dépendait de toi, et prie comme si tout dépendait de Dieu», aurait déclaré Ignace de Loyola. Rester passif revient à ne jamais prendre de décision en attendant que sa vie passe; c’est fuir aussi face aux combats dans les périodes décisives de la vie. Etre actif consiste à savoir se mouiller, s’engager, même se tromper, en somme à prendre des risques pour bâtir le grand ouvrage de son existence.
Jongler entre choix et renoncements, c’est s’attacher au réel de sa vie, de sa condition. Je ne peux pas tout avoir à chaque moment, et il est des choix et des renoncements qui se veulent définitifs. Choisir de se marier et de fonder une famille, c’est renoncer définitivement à l’absence de responsabilités conjugales et parentales. Certes, nul n’est à l’abri d’un veuvage ou d’un divorce, ni de redécouvrir l’âme sœur dans une autre personne, mais nul ne pourra effacer mon histoire d’amour présente; et surtout, si l’on devient parent, on le reste à jamais.
Choisir, quel grand projet, mais choisir quoi? Choisir la vie… oui mais encore? Choisir ce qui me fait vivre, ce qui m’ouvre à la vie, ce qui me mène en ses chemins. Cela revient à choisir ce que j’ai discerné comme étant le bien. Une tradition philosophique qui va d’Aristote à Edith Stein, en passant par Thomas d’Aquin et toute l'école thomiste, reconnaît que l’humain est le seul animal à être doté de deux facultés dites «spirituelles», à savoir l’intelligence et la volonté. L’intelligence me permet de reconnaître le bien véritable, en écoutant mes passions et mes désirs sensibles tout en sachant les sublimer, et la volonté de choisir de mettre en œuvre les moyens pour parvenir à ce bien.
Le réel
Bien que l’esprit émanant de la Torah dépassera toujours quelque conception philosophique que ce soit – ce qui explique l’importance de l’étude biblique pour les Juifs qui peuvent passer des jours entiers sur un seul petit verset, expérience faite avec un rabbin! –, le texte du Deutéronome, appelé aussi Devarim, (5ème livre de la Torah) que nous voulons méditer semble en phase avec la conception de la liberté que je veux défendre.
Le texte, intitulé à titre posthume «Choisir la vie», au verset 15 du 30ème chapitre du Deutéronome, s’ouvre avec un appel à ouvrir les yeux: «Vois». Le texte demande de prendre conscience du réel et de le voir tel qu’il est, et non tel que je voudrais qu’il soit. Le verbe d’ouverture aurait pu être: «imagine», «espère» ou «pense». Mais non, c’est: «vois». Par définition, je ne peux voir que ce qui est réellement devant moi.
La vie et la mort
«Vois: je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur». Il y a donc face à moi, chaque jour, la vie et la mort, et ce qui mène à l’une et à l’autre. Dans chacune des actions du quotidien, des plus banales aux plus profondes, il y a un choix, plus ou moins conscient, à poser entre la vie et la mort. Je peux choisir la vie dans ma façon de me nourrir, comme je peux choisir la mort en m’empiffrant de malbouffe.
Gare au manichéisme, car tout est dans la nuance du choix que je pose. Je peux choisir la vie en buvant un verre de vin – et même plus qu’un verre – pour célébrer un moment particulier avec un ami autour d’un bon repas. Comme je peux choisir la mort en buvant tous les jours, plutôt seul et en quantités de bouteilles plutôt que de verres, et m’enfermer dans un alcoolisme qui m’isole, me noie dans les idées noires, détruit mon foie.
Je peux choisir la vie en me consacrant au célibat, pour me donner tout entier à une mission ou pour limiter des attaches qui seraient un frein au sens que je veux donner à ma vie. Mais je peux aussi choisir la mort par le célibat, en l’adoptant comme un refoulement de ma sexualité, en dédaignant tout engagement amoureux avec autrui, divaguant de couche en couche, me retrouvant seul et écœuré d’une jouissance somme tout bien éphémère.
Et bien sûr, je peux passer d’un choix à un autre, revenir en arrière, regretter, me convertir, guérir, changer de vie, m’égarer, en choisissant toujours le chemin de la vie, qui est fait d’échecs et de réussites, d’apprentissages par ses erreurs, de reconversions professionnelles, de séparations et de transformations. Le signe que je suis néanmoins sur le chemin du choix de la vie, c’est son fruit: le bonheur. Attention, pas la joie permanente et l’excitation sautillante à tout-va, non, le bonheur, qui compose entre les joies et les tristesses, qui avance toutefois à travers elles, et qui n’abandonne jamais l’espérance, jusqu’au seuil du dernier souffle.
Choisis la vie
«Choisis la vie» ( לבחור בחיים [bah'ayyiym]), propose la Parole au verset 19. L’impératif est utilisé sans pour autant prononcer un impératif, un ordre. Il est justement question d’un choix à poser activement et personnellement. Que chacun, dans son existence, au quotidien, là où il en est, choisisse librement la vie. Vouloir imposer la vie à autrui c’est en fait lui imposer la mort par la servitude. Il n’y a pas de choix sans liberté, et pas de liberté sans individualité. Personne d’autre que moi ne peut choisir la vie à ma place.
Mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob sait mieux que l’homme lui-même ce qui est bon pour lui, car il se trouve au plus intime de lui-même, il est cette flamme sacrée qui constitue son individualité. Alors il indique à l’homme la voie à suivre pour choisir la vie et le bonheur et renoncer à la mort et au malheur. Ecouter Dieu, c’est écouter au plus profond de sa conscience.
Celui qui choisit la mort creuse sa propre tombe, sans besoin de châtiment divin. Mais à celui qui choisit la vie, ce Dieu promet une terre où l’homme trouve la vie en abondance et se multiplie. «Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu.» C’est la promesse d’une vie généreuse et remplie, c’est la promesse d’une vie féconde, où chaque homme, chaque femme est en mesure de créer ou procréer quelque chose ou quelqu’un qui demeure, en vivant à travers lui.
A chacun sa Terre promise, à chacun sa fécondité, à chacun son choix. Alors, que l’aventure commence ou qu’elle continue pour être libre chaque jour de choisir ce qui me fait vivre en me rendant heureux, pour donner à mon tour la vie et pour trouver cette Terre où je m’établirai dans la paix.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Christophe Mottiez 27.09.2024 | 10h33
«"bien que l’esprit émanant de la torah dépassera toujours quelque conception philosophique que ce soit":
ce présupposé que les textes sacrés auraient été inspirés aux humains par une puissance supérieure est une notion fasciste qui interdit toute remise en question de ces textes écrits par des humains comme vous et moi.
»
@LorisSalvatoreMusumeci 27.09.2024 | 17h54
«Cher Monsieur Mottiez,
Merci pour votre commentaire qui me permet de préciser l'idée derrière ma déclaration qui voudrait que l'esprit de la Torah dépassera toujours une conception philosophique.
Je ne me permettrais pas de considérer que vous m'avez mal compris. C'est sans doute moi qui me suis mal expliqué. Une telle déclaration aurait mérité davantage de développement de ma part.
Que les textes sacrés aient été inspirés par une puissance supérieure ou non, cela importe peu. Ce qui importe, en revanche, c'est que le fameux esprit de la torah dont je parle vit et se déploie justement par l'interprétation, et donc par la remise en question.
Alors qu'une conception philosophique présente une idée, bonne ou mauvaise qu'elle soit, l'esprit de la Torah, et de la Bible en général, ne cesse de se mouvoir à travers les siècles en demandant toujours à être médité, questionné, interprété, débattu, remis en question. Le croyant, qui considère que la Bible est la Parole de Dieu, se doit de creuser et même de se battre avec le texte pour le faire sien et s'en nourrir personnellement.
Un texte, lu d'une façon littérale et dont les préceptes sont pris à la lettre, est un texte mort, qui en plus cause de gros dégâts, quand ce n'est pas carrément des crimes. Ce n'est pas l'esprit de la Bible ; tous ses textes, qu'ils soient poétiques, juridiques, prophétiques demandent on ne peut plus clairement à être interprétés et débattus. Sinon, pourquoi le livre de la Genèse livrerait-il, à quelques chapitres de distances, deux récits complètement différents de la création de l'homme ? Pourquoi la Bible comporterait-elle quatre évangiles (récits de la vie de Jésus) d'auteurs différents, qui se contredisent même parfois entre eux ?
Le langage biblique est du même ordre que celui des mythes : c'est une compilation de récits oraux, transmis de génération en génération, qui parlent à chaque époque d'une façon différente, par l'interprétation. Bien que l'esprit reste toujours le même.
C'est donc pourquoi, je persiste et signe, l'esprit biblique dépassera toujours celui d'une conception philosophique. Cela ne veut ni dire qu'il est supérieure ou que le discours philosophique ne vaut rien face au discours biblique, mais bien que le texte biblique, comme le texte de genre mythologique, ne peut être réduit à un dogme ou une idéologie, mais demande à être sans cesse interprété et réinterprété selon l'époque, et même personnellement selon l'existence ou la situation que vit le lecteur.
Quant à la "notion fasciste", elle n'a à mon avis rien à faire là. Je comprends néanmoins votre mention du "fascisme". Vous dénoncez, à mon humble avis, tous ceux qui se servent d'un texte dit sacré pour imposer une idéologie et soumettre ou manipuler des hordes de naïfs. Je m'allie à vous dans cette dénonciation. Cet usage-là des textes sacrés amène à l'esclavage.
L'idée que je me fais, et que j'expérimente au quotidien, de la Bible amène en revanche à liberté. Mais à la rigueur, cela ne regarde que moi. Je n'impose d'ailleurs à personne de lire la Bible ni de me suivre dans mes interprétations. Je propose et présente mon regard sur le texte ; ni plus ni moins. A chacun de les faire siens, de s'inspirer de ma pensée ou de me contredire en bloc.
J'espère que la phrase qui vous a posé problème est désormais plus claire pour vous ; sans que vous soyez pour autant d'accord avec moi. Ce qui me réjouis même : vous êtes un homme libre. Si Dieu existe, d'ailleurs, c'est sans doute le plus grand cadeau qu'il vous ait fait, que celui de la liberté.
Meilleures salutations,
Loris S. Musumeci
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