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Après huit années de guerre civile et treize ans d’un embargo économique sans pitié, ce qui frappe, ce n’est pas tant la rapidité avec laquelle le régime de Bachar el-Assad s’est effondré que l’incroyable résilience de ce dernier. Ainsi que les nombreux vautours qui virevoltent autour de la dépouille syrienne depuis 2011 et pour lesquels la situation actuelle n’est pas forcément un désavantage.



Comme nombre d’observateurs, j’ai été surpris par la rapidité avec laquelle le régime de Bachar el-Assad s’est effondré. Cet écroulement sans combat a pris de court l’ensemble des protagonistes, à commencer par le gouvernement et les rebelles eux-mêmes, en passant par toute la gamme des amis qui leur voulaient du bien mais n’attendaient que le moment propice pour planter leurs griffes dans ce qui restait du gâteau: Israéliens, Turcs, Américains, Russes, Kurdes, Qataris et Iraniens, pour ne citer que les plus importants. (On pourrait y rajouter les Français, les Saoudiens, les Emiratis…)

Pourtant, quand on l’examine de près, la liste des vautours qui virevoltent autour de la dépouille syrienne depuis 2011 est si longue qu’elle explique à elle seule la chute du régime de Bachar. Après huit années de guerre civile et treize ans d’un embargo économique sans pitié, ce qui frappe, c’est plutôt l’incroyable résilience de Bachar que son naufrage.

Bachar el-Assad et l’inappétence du pouvoir

Cela étant dit, la personnalité du président déchu a aussi joué un rôle. Un de mes amis, diplomate russe arabisant en poste à Damas et à Beyrouth pendant douze ans, m’a raconté l’anecdote suivante, qui explique bien l’inappétence de Bachar pour le pouvoir. Au début des années 1980, sa grand-mère souffrait d’une grave maladie des yeux que son fils, Hafez, souhaitait soulager. Le dictateur fit appel à ses amis de l’ambassade soviétique pour solliciter une expertise médicale. Aussitôt dit, aussitôt fait. Une équipe russe se rendit dans la maison familiale de la montagne alaouite où vivait la grand-mère et fit alors la connaissance de Bassel, le frère aîné déjà taillé pour prendre la succession de son père, et de Bachar, le deuxième fils, alors âgé d’une quinzaine d’années et d’un tempérament beaucoup plus réservé.

Cet incident a-t-il été à l’origine de la vocation de Bachar pour l’ophtalmologie? Ce n’est pas impossible puisque quelques années plus tard, le jeune collégien entamera des études d’ophtalmologie qui le conduiront jusqu’à Londres, où il pensait s’établir comme ophtalmologue jusqu’à ce que le décès accidentel de son frère aîné Bassel, en 1994, oblige son père à le rappeler à Damas et à le former pour prendre sa succession, qui interviendra en 2000.

Après une timide tentative d’ouverture en 2001, le jeune président est vite rappelé à l’ordre par les cousins, neveux et membres de l’entourage qui ont fait main basse sur les leviers du pouvoir et mettent peu à peu le pays en coupe réglée, jusqu’à dépecer, ces dernières années, ce qui restait de l’armée nationale en comptant sur les Russes, entretemps revenus dans le pays, et les Iraniens pour soutenir le régime contre ses nombreux ennemis.

Comment les soutiens habituels du régime ont tiré la prise

Ce système a relativement bien fonctionné pendant la guerre civile, tant qu’il fallut affronter un adversaire commun. Mais il a implosé quand il a fallu gagner la paix. Loin de diminuer, les prédations se sont aggravées, sur fond de sanctions et d’absence d’investissements, tandis que les sponsors russes et iraniens s’irritaient d’une politique étrangère devenue erratique, qui consistait à courtiser les monarchies sunnites du Golfe tout en snobant Moscou et Téhéran, de plus en plus accaparés par les fronts ukrainien et israélien depuis le 14 février 2022 et le 7 octobre 2023, et à ignorer les avances d’Ankara, dont les offres de discussion furent sèchement repoussées. L’autisme du régime et l’affaissement de la situation sécuritaire préoccupaient d’ailleurs les blogueurs militaires russes depuis des mois.

Ce qui explique pourquoi, début décembre, lorsque l’offensive djihadiste d’Idlib a été déclenchée, les choses ont tourné à la débandade et les soutiens traditionnels du régime ont rapidement décidé de tirer la prise. Surtout que la nouvelle situation n’est pas forcément à leur désavantage. Ils n’ont plus besoin de porter à bout de bras un régime exsangue et impopulaire et n’auront pas à supporter le fardeau de la reconstruction d’un pays qui n’offre que peu de richesses potentielles. De leur côté, les Russes pourront conserver leurs deux bases militaires, ainsi que vient de le confirmer le nouveau pouvoir à Damas, qui a reconnu que les deux parties avaient des intérêts stratégiques communs que la visite d’urgence à Damas du ministre ukrainien des affaires étrangères n’aura pas réussi à dynamiter.

Statu quo face au sort de la Syrie

La situation est telle que, désormais, aucun acteur n’a intérêt à trop bouger s’il ne veut pas coaliser contre lui les autres joueurs. Loin de reculer, les Russes pourraient donc conserver leurs bases et continuer à bénéficier du soutien de la minorité alaouite. Ils profitent d’ailleurs de l’occasion pour redéployer une partie de leur matériel et de leurs forces sur leur nouvelle base libyenne. Les Turcs sont occupés à batailler contre les Kurdes tout en devant ménager leur partenaire américain de l’OTAN. Les Qataris peuvent rêver à leur projet de gazoduc sur la Méditerranée mais devront investir des dizaines de milliards de dollars sans garantie d’être payés de retour. Les Américains, qui se payent sur la bête en volant le pétrole syrien, n’ont aucun intérêt à jouer un premier rôle qui irriterait les opinons publiques arabes ni à soutenir une faction qui leur aliénerait toutes les autres. Quant à Israël, qui a déjà pris ses gages dans le Golan, il ne peut pas se permettre de pousser le bouchon trop loin face à une opinion publique mondiale et à une assemblée des Nations Unies qui lui sont déjà profondément hostiles. Seuls les Iraniens sont perdants dans l’immédiat. Mais la priorité pour eux est de préserver ce qui reste du Hezbollah, de renforcer leurs alliés houthis au Yémen et de se préparer à contrer une éventuelle guerre contre les Israéliens soutenus par Trump. Face à de tels enjeux, le sort de la Syrie est très secondaire.

Un contexte d’une inouïe complexité

Ce contexte d’une complexité inouïe joue paradoxalement en faveur des nouvelles autorités islamistes de Damas et de leur chef Ahmed al-Charaa, dont la faiblesse devient une force. L’armée et l’économie syriennes détruites, les nouveaux dirigeants ne font plus peur à personne. Ils pourraient être tentés d’entrer dans une spirale de violence et de répression contre leurs anciens ennemis. Mais ils se mettraient alors le monde entier à dos et feraient entrer le pays dans un scénario de type somalien dont ni eux ni leurs parrains ne tireraient profit. Al-Charaa a montré qu’il était conscient de ces enjeux et savait manœuvrer avec doigté. Le fait qu’il vienne d’Idlib, malgré son affiliation originelle à l’Etat islamique, prêche aussi en sa faveur: les connaisseurs de la Syrie savent que les gens d’Idlib, au-delà des idéologies, sont de «vrais Syriens»: ils savent que la Syrie est depuis des temps immémoriaux une mosaïque de religions, d’ethnies et de cultures d’une complexité inouïe et que tout pouvoir y vit sur le fil du rasoir.

A Genève, Haytham Manna, militant des droits de l’Homme et opposant historique au régime de Bachar qui a massacré son frère, en est plus conscient que jamais. Patriote sans obédience, il rejette aussi bien les anciens que les nouveaux dirigeants, de même que toutes les puissances qui s’ingèrent dans les affaires syriennes. Pour lui, le pays traverse une sorte de «djamura» généralisée, ce supplice qui consiste à jeter les déserteurs et les opposants dans un cul de basse fosse jonché d’immondices. Mi-janvier, il va essayer de réunir les partisans d’un front démocratique disséminés en Europe. Qui sait? L’Orient est riche de contes et de héros madrés qui ont vaincu les ténèbres après avoir croupi au fond d’un puits…

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