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La visite d'un auguste palace de la vallée de l'Engadine offre des possibilités insoupçonnées d'admirer et d'aimer la Suisse. Pour toutes les raisons que l'on ne cite – hélas – plus.



Mes compatriotes, depuis environ 30 ans, ont adopté l'esprit cocardier. Les drapeaux suisses, inexistants dans mon enfance sinon sur les plaques minéralogiques, sont désormais partout. On les dessine même en sucre glace sur les caracs. Le fameux vote de 1992 sur l'UE a en effet marqué la naissance de ce type de patriotisme braillard et agité, jusqu'alors étranger à nos contrées, que l'on appelle le nationalisme. Ces émotions vociférantes m'ont toujours semblé obscènes dans mon pays qui, privilège parmi les privilèges, s'était toujours refusé à être une nation. C'est-à-dire un pays qui n'a pas réalisé son unité dans le sang. Quand tous nos voisins se sont constitués malgré de formidables contraintes externes ou internes, la Suisse moderne s'est construite grâce à ses voisins, sans verser de sang ou presque. Napoléon s'est fendu pour nous d'une première constitution. Son Acte de Médiation de 1803 garantissait au jeune Etat, que «la nature a fait fédératif», une place à part, protégée et garantie, entre les plus querelleuses des nations du continent. Dans cette situation à la fois dangereuse et privilégiée, sise sur un tas de rochers arides et infranchissables et collectant les revenus du péage le plus profitable d'Europe, la Suisse a longtemps grandi dans l'ombre bienfaisante de ses voisins. Elle a su profiter de leur passage, de leur industrie et de leurs exilés intellectuels ou monétaires. Restant toujours à l'écart des boucheries qui dressaient les princes les uns contre les autres, gardant en mémoire le souvenir cuisant d'avoir déclenché les guerres de religion qui avaient failli la faire disparaître, la Suisse est ainsi parvenue en 1945 sans essuyer de pertes et plus prospère que jamais. Et sans jamais s'en vanter, laissant ce sport douteux à tous ceux qui, autour d'elle, rêvaient constamment de revanche.

La politique ingénieuse et cynique menée durant la Seconde guerre mondiale avait offert à la Suisse la plus extraordinaire campagne de communication que l'on pût imaginer, dont le slogan aurait pu se lire ainsi: «Quand le continent tout entier se jette dans la gueule de l'enfer, les Suisses restent poliment devant la porte». Cette manifestation du respect de l'esprit, et non de la lettre, de la neutralité armée avait permis au pays d'attirer vers lui les capitaux du monde entier. Rien ne pouvait être plus sûr, plus stable et plus discret que la Suisse. Ces capitaux avaient offert aux Suisses un essor économique extraordinaire, même au regard des Trente Glorieuses. Le secret bancaire, cette disposition juridique fortuite, permettait à ces capitaux de circuler librement, échappant à des autorités fiscales étrangères pour huiler la mécanique industrielle helvétique. Dénuée de ressources naturelles et d'accès maritime mais dotée d'une situation à la fois centrale et inexpugnable, la Suisse, pendant presque deux siècles, avait fait de la prudence, de la discrétion et de l'observation calculée des outils de survie autant que de profit. Notre culture politique était donc fondée sur une conscience aiguë des rapports de force: dans ce petit pays où tout vient de l'étranger, la menace autant que l'or, la vantardise et la suffisance n'étaient pas seulement suspectes, elles signifiaient une ignorance coupable du passé autant que des raisons même de notre prospérité.

Tout cela a pris abruptement fin en 1992, lors d'un vote de rejet du projet européen qui s'est transformé en matrice d'une nouvelle conception de notre identité collective. Au lendemain de ce séisme politique en effet, nous n'étions plus redevables aux puissances qui nous entourent, nous leur étions désormais supérieurs, moralement et financièrement. En quelques années, être suisse est devenu en soi une raison de fierté. On est riche et on a échappé aux guerres parce qu'on est suisse. Un Suisse est, par la grâce de sa naissance, plus malin et plus raisonnable que ses voisins, ces mastodontes boursouflés. Il existe dans cet esprit provincial et ignare une menace, que je crois être existentielle, sur ce qui constitue les bases de quelque chose d'infiniment plus précieux que notre seule prospérité: notre destin collectif. Et il m'arrive d'en désespérer et de perdre jusqu'à mon sentiment d'attachement lorsque je suis confronté aux manifestations de cet esprit, si contraire à ce qui a fait la grandeur de ce petit pays.

Un récent séjour en Engadine m'a mis du baume à mon passeport. En trois nuits, j'ai été plongé dans ce qui matérialise, historiquement, les vertus les plus authentiquement suisses, celles qui ont offert à mon pays la paix autant que la richesse à travers les âges.

L'hôtel Waldhaus domine le lac de Sils, à Sils-Maria. Imposante bâtisse crénelée bâtie en 1908 à flanc de coteau au milieu des sapins, le Waldhaus est une sorte de Neuschwanstein raisonnable. En soi, entouré des palaces qui ont fait la réputation et la fortune des Grisons, le Waldhaus n'est pas une exception. Il en est de plus anciens, de plus illustres, de plus beaux et de plus vastes. Ce qui fait son unicité se manifeste dès que l'on est accueilli sur les marches de l'hôtel, où vous attend la poignée de main du directeur. Or ce directeur, contrairement à tous les directeurs de palaces cinq-étoiles du monde, en est également le propriétaire. Plus exactement, il est, avec les membres de sa famille, la cinquième génération de propriétaires depuis la fondation du Waldhaus. Jamais cette famille n'a cédé à la tentation évidente de la vente à un grand groupe ou un fonds d'investissement. Jamais ils ne se sont résolus à s'agrandir ou à créer des antennes dans d'autres villes. Le Waldhaus n'est jamais devenu une marque, comme César Ritz, le petit hôtelier du val de Conches a voulu le faire. Le palace existe depuis 116 ans en son lieu solitaire et escarpé, presque sans modification, ne s'adaptant au temps que sous la force de la nécessité et de l'entretien.

Quand on y pénètre, une autre incongruité vous frappe par son absence. Dans tous les lobbys de palaces du monde on est accueilli par des vitrines et des boutiques vantant les grandes marques du luxe français ou italien. L'horloge est naturellement sponsorisée par une marque genevoise. Tout respire la consommation et vous y pousse. Dans le lobby du Waldhaus, il n'y a que la réception, la porte d'accès au grand salon, l'escalier monumental qui mène aux étages et la petite porte qui mène à la direction. Rien ni personne ne vous suggère d'acheter un sac à main ou une cravate. Aucune musique d'ambiance n'est diffusée par haut-parleurs. Un tableau indique les horaires des trains locaux, les itinéraires de balades, les cours de danse ou les horaires de massage. Ainsi on n'a pas tout à fait le sentiment d'être arrivé dans un palace, mais dans une pension de famille. Certes l'architecture, la hauteur des plafonds, les moulures et le mobilier rappellent Gatsby le Magnifique. Mais la patine, les gros fauteuils des années 40, les petits bouquets de fleurs de champs et les antiques fenêtres doubles respirent la maison de campagne d'un vieil oncle excentrique et élégant. En arrivant dans la chambre, dont le mobilier des années 70 est en parfait état d'entretien et de confort, un petit mot vous attend, rédigé à la main et signé du propriétaire, qui vous souhaite un excellent séjour.

Le parking du Waldhaus est également distinct des parkings de ses confrères étoilés. On n'y voit aucune Rolls ou Ferrari mais des voitures bourgeoises, grises et blanches, de celles que l'on achète à crédit. Ainsi les clients ne sont-ils pas des magnats du pétrole, des héritiers du Golfe ou des stars de la télé. Dans leur majorité ce sont des gens éduqués, plutôt au-delà de la quarantaine, souriants et respectueux des us et coutumes du lieu. Passées neuf heures et demie du soir, le musiciens ont rangé leurs violons et leur contrebasse, et les clients remontent sans bruit vers leurs chambres. On les revoit au matin, bâton de balade à la main, sac à dos et veste molletonnée aux couleurs vives, prêts à un tour du lac ou une excursion plus audacieuse vers le Corvatsch. On entend de l'anglais, de l'allemand, du suisse-allemand, du hollandais, de l'italien, un peu de français même, et le personnel s'y adapte avec des dons linguistiques étourdissants.

Le soir, au dîner, le propriétaire fait le tour des tables et vous souhaite une belle soirée. Il exécute sa ronde avec un plaisir manifeste, sans onctuosité. Alors qu'il s'approchait de la mienne, j'ai voulu lui poser une question. Il me semble me souvenir, lui dis-je, que la famille de ma grand-mère s'est rendue au Waldhaus, ce devait être au tournant des années 20 et 30. Alors les yeux du propriétaire se sont allumés. Sans s'asseoir à ma table, il a sorti un calepin et un stylo de sa veste et m'a demandé de lui donner toutes les données dont je me souvenais, noms, dates, lieux d'origine. «Je vais aller consulter mes archives et vous dirai très vite ce que j'y a trouvé», a-t-il conclu dans un français parfait, avec un sourire gourmand, impatient de se plonger dans ses grimoires.

Deux jours plus tard, une lettre était glissée sous la porte. J'y trouvais une recension exacte des séjours de mes aïeux, avec dates, numéros de chambres et adresses en Hollande, avec en plus un fac-similé des pages du registre de l'hôtel.

Ce sont des choses qui n'existent plus vraiment, qu'il faudrait chercher activement mais que l'on est plus sûr de découvrir par le hasard. Tout ce qui fait que la Suisse est devenue ce havre de paix prospère et envié est concentré dans ce bâtiment et dans sa gestion. Inchangé ou presque depuis 116 ans, toujours aux mains de la même famille, insensible aux modes, imperméable aux guerres et aux crises, le Waldhaus est un manifeste de continuité, qui est l'atout principal de la Suisse, presque sa raison d'être. Ceux qui vous y reçoivent, et qui en sont pourtant les propriétaires, vous font sentir bienvenu et accepté. Leur métier, mais aussi leur vie entière, est d'être à votre service et de témoigner une gratitude, sincère et non pas servile, pour votre visite. Les lieux sont d'une propreté irréprochable et ne sont pas opulents et tape-à-l'œil. Au Waldhaus on fait les choses à la perfection mais sans excès. Dans le lobby, pas de gigantesque composition florale, pas de marbre reluisant, pas de vitrines dorées. Dans les chambres, pas d'orchidées, de bains à bulle et de champagne dans un seau. Tout doit se faire pour répondre aux besoins des hôtes mais sans les écraser. Dans ces Grisons majestueux, mais loin de tout et privés de ressources, les touristes sont seuls capables de modifier durablement les conditions de vie des populations locales. Alors on les soigne et on les sert, discrètement et sans jamais leur faire ressentir que ce sont eux, ces étrangers, qui ont la chance d'être au Waldhaus.

La Suisse a écrit les plus belles pages de son histoire en suivant exactement cet esprit. Soucieuse de continuité, prudente, attachée à offrir le meilleur service possible sans jamais s'en vanter, consciente des rapports de force, aimant son métier. L'histoire récente a fait de cet état d'esprit un objet de musée, un peu risible, presque humiliant. Le ressac l'a repoussé jusqu'aux fins fonds de la Suisse, jusque dans les couloirs d'un vieil et magnifique hôtel. Je veux espérer qu'il en ressortira un jour et qu'il se répandra à nouveau parmi mes concitoyens.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

4 Commentaires

@Lore 26.07.2024 | 05h56

«Petit souvenir nostalgique d’une suissesse aux origines variées: Suisse-alémanique, italienne, française, née à Lausanne.
Ma grand-mère maternelle originaire du canton de Zurich est venue comme fille au pair dans le canton de Vaud et y a rencontré mon grand-père français né à Genève dont le père avait traversé la frontière pour y épouser une jeune fille de Belfort enceinte alors que son divorce n’était pas prononcé ou autorisé (?) en France. Ma grand mère zurichoise avait travaillé auparavant comme femme de chambre au Waldhaus et en gardait une fierté transmise à sa descendance. J’y séjourne adulte avec mon mari et au retour je découvre une petite serviette (ou linge) pour mains dans ma valise. Acte manqué »


@simone 26.07.2024 | 16h11

«Merci de ce merveilleux article!»


@willoft 28.07.2024 | 00h50

«Pas facile d'osciller entre la tradition qui a fait son beurre et l'appréter de nouvelle manière!»


@stef 04.08.2024 | 16h40

«Superbe texte, merci »


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