A vif / Le meilleur du rap actuel à l'affiche de «The Beat Festival»
La France et les Etats-Unis, les deux plus grandes nations du rap au monde, ont envoyé leurs meilleurs représentants pour la 2e édition de «The Beat Festival», un événement rap à la programmation bien ancrée dans les goûts des ados suisses et français. Carton plein pour Damso, Suicideboys ou le jeune Lorenzo, trois représentants d'un genre musical qui prend toujours plus de poids dans le paysage culturel mondial, grâce à des canaux de diffusion numérique plus directs. Récit d'un samedi commencé à Lausanne à la heMU pour finir vers quatre heures et demi du matin les oreilles toutes retournées.
Dans le monde agité du rap en français, «The Beat Festival» à Genève a rassemblé quelques-uns des meilleurs représentants samedi 27 janvier. Plusieurs acteurs majeurs du genre qui ont fait de cette deuxième édition un succès. Damso ou Suicide Boys devant plusieurs milliers d’ados, les organisateurs s'attendaient sans doute à faire mouche. Ils avaient raison. Odeur de weed et de kebab, t-shirts Supreme ou Thrasher, pas de toute le public a 16 ans en moyenne et connaît les paroles des stars invités comme s'il en avait été l'auteur. Le journaliste Didier Varrod, ancien directeur de la musique de la radio France Inter et ancien programmateur du festival «Les Francofolies de la Rochelle» invité de la conférence «Tombé pour la France» à Lausanne dans l'après-midi a expliqué aux étudiants de la heMU que le rap était devenu la musique la plus importante de France. Il a rappelé au passage l'influence d'IAM, NTM, Solaar sans oublier celle du rap américain sur la musique de Stromae ou de Christine & the Queens.
Didier Varrod parle dans les locaux de l'Ejma du succès de Stromae et de Christine and the Queens qui ont cassé les codes de la chanson française avec une culture hip-hop.
«Cette culture prend racine dans les années 1980, plus précisément en 1987, au moment où la culture anglo-saxonne est en train de repousser la chanson française et la pop au deuxième plan, avec la mondialisation, avec la chaîne MTV et ses stars Michael Jackson ou Madonna. C’est là que les dirigeants de la radio musicale Skyrock pensent à changer leur programmation généraliste orientée vers les tubes à majorité en anglais pour un programme privilégiant IAM, NTM, Solaar et les autres…» On connaîtra le résultat: un appel d’air pour la musique urbaine des banlieues françaises. Laurent Bouneau, l’artisan de ce changement pour la 2e radio musicale de France ne dit pas autre chose, «s’il n’y avait pas eu un mass-média comme Skyrock à faire le choix de diffuser les artistes de cette scène locale française et francophone, les producteurs n’auraient pas investi sur eux. C’était capital dans l’écosystème économique, le public n’est pas conscient de ça. Dès que j’essaye de l’expliquer, je me retrouve face à un mur. Pour qu’il y ait des morceaux, des albums, il faut d’abord de l’argent pour investir sur les artistes. Quand on investit de l’argent, c’est pour en gagner plus. Il est clair que le message qu’a envoyé Skyrock en 1995, c’est de développer la scène hip-hop française. Ce fut un message très important. En Europe, ce fut un phénomène unique, c’est étonnant mais ce format n’a pas été dupliqué…». Les propos du patron des programmes et de l'antenne de Skyrock datent de 2015 à la sortie du livre «Le Rap est la musique préférée des Français», Laurent Bouneau répondait à une interview au lendemain des attentats de Charlie Hebdo pour le site suississimo.com, depuis la donne a un peu changé.
Des artistes qui s’adressent au monde entier
2018, le rap est partout à Genève, dans les boutiques de fringues, au festival multiculturel Antigel, sur les réseaux sociaux avec des artistes comme Slimka, Di-Meh, Makala ou Kokoro Lee, des artistes remarqués sur la plateforme Sounclound, le temple de la vidéo Youtube ou sur des "médias" commerciaux très hip-hop friendly comme Konbini. Car le modèle a changé, Skyrock et ses avatars français Générations ou Mouv’ se retrouvent dépassés par l’importance de plus en plus grande des réseaux de diffusion numérique libres d’accès comme Soundclound. «Les artistes s’en servent pour faire connaître leur musique, sans passer par un intermédiaire. Surtout ils s’adressent au monde entier, il n’y a plus de frontières» explique Didier Varrod qui cite des artistes hip-hop comme Damso ou PNL. Le premier cité est originaire de Belgique mais né à Kinshasa (République démocratique du Congo) et son pedigree est un mélange d’influences de son inspirateur, le rappeur de Boulogne-Billancourt Booba (plus gros vendeur en France avec une dizaine d’albums à son actif incluant sans compter son groupe Lunatic) et de sa culture d'origine.
Damso entre en scène et plante le décor sur un beat mêlant le rythme infernal de la rumba zaïroise et ses lyrics provoc'. L’homme est un soleil et emmène son public dans une expérience où les textes crus, le «saal» comme il décrit son genre, prennent leur place au milieu de paroles qui touchent au cœur et au cul. Exemple avec «Débrouillard», single où brutalité de la sexualité et tabous religieux se mélangent allègrement dans un déluge de paroles profanes, pour ne pas dire explicites. On fait le procès en misogynie de Damso, de Booba ou de l’autre vétéran La Fouine... mais c’est la langue de la street comme disait le rappeur Stress sur sa chanson «Mais où?» en 2008. Et à l'heure de Harvey Weinstein et de Tariq Ramadan, ça ne changera pas de sitôt. Damso passe ses punchlines comme on enfile les perles sur un collier de femme de dictateur congolais. Le rappeur récolte les fruits de deux albums calibrés sur la froide réalité des vies françaises, celles cachées honteusement dans les sous-sols de tours miteuses des banlieues disqualifiées. Les rappeurs célèbres de ces cités tendues par le deal et la pauvreté citent Renaud au rang des références premières venues de la chanson française. Ecrits au scalpel, les lyrics de Damso se transposent bien, sur les coups de minuit et demi, sur la scène de l’Arena. Damso, à l’heure du crime, pose sa grosse voix grave et joue avec le public genevois sur les refrains de ses hits. Même régime pour Sofiane, qui une heure auparavant lâchait son tube «Mon P’tit Loup» repris en chœur par la foule qui organise des pogos comme à l'époque des premiers concerts punk du Cabaret Orwell à Lausanne. «Fianso» pour les intimes, le banlieusard dionysien à la technique rap rapide et implacable, se balade de gauche à droite sur l'immense plateau de l'Arena. En vrai soldat de la rime, il convoque ses références culturelles, sportives et politiques à un rythme mitraillette. C’est le grand flow, le grand déballage de mots clairs et précis. Le rappeur du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis, le département majeur du rap français avec NTM), fait lever tous les majeurs en l’air pour rejeter avec force les idées politiques de la politicienne Marion Maréchal-Le Pen, qui malgré son retrait a plus d'avenir que sa tante Marine. Sofiane produit sans doute la performance la plus brillante de la soirée avec le duo Suicideboys.
«Empereur du sale» et les autres
Avant Soufiane, c’est Kaaris qui prend la scène, entouré de membres de son entourage posés de manière martiale des deux côtés du podium de DJ Fresh D. Kaaris reflète, lui aussi, une vision assez brutale de la France. Le protégé de certains représentants des médias comme le présentateur de l'émission "Clique" de Canal + Mouloud Achour, de joueurs de football connus comme le Parisien Nicolas Anelka ou l’Ivoirien Didier Drogba, a pris aussi très vite le sens de la scène, de la punchline et de l’image choquante. Repéré par Booba (encore), remuant le peuple bien français dans un clip avec une Kalashnikov, son tout premier clip connu. Mouloud Achour, le reporter de Canal +, était allé interroger le maire de Sevran, ville d’origine de Kaaris, pour l’entendre commenter la musique de son concitoyen. Le maire, pro-dépénalisation du cannabis, explique que les clips de Kaaris sont le reflet de notre société. A coup sûr, la société française a quelques soucis à régler.
Dans les années 90, le Snoop Dogg français Doc Gynéco troublait le grand public avec ses références polissonnes. Lorenzo, autoproclamé «empereur du sale», est mille cran au dessous (de la ceinture) avec ses références aux soirées de glande où «obligé... faut que ça fume à fond, une main sur le spliff, une autre de libre pour tes nichons». Ou encore avec ses saillies anti-bobos à mourir de rire. «Lolo», avec sa voix de canard, maîtrise la scène et cherche à jouer avec son public (celui qu’il appelle «mamène», c’est-à-dire my men, tout au long de son set). Lorenzo jette un canard gonflable dans le public et s’essaye au surf sur les têtes du public de l’Arena avec plus ou moins d’aisance. On aime ce rap bricolé, loin des codes de production à l’américaine. Son genre, c’est du «sale» comme pour résumer ses lyrics crus et ses beats assez cheap. Il y a du Orelsan première période chez lui, un cousinage évident avec le Parisien Vald. Le Rennais va prendre du coffre à force de concerts. Celui-ci devant les 6000 spectateurs motivés de Genève est le premier en Suisse. Un sacré début dans un pays qui a épousé le rap de l’Hexagone comme si c'était le sien, depuis les premiers pas de NTM en 1987 jusqu'à l'arrivée du scène rap romande de plus en plus surveillée par la presse et les spécialistes en ligne à Paris et dans le reste de la France.
Le public en chœur
Suicideboys, a conclu la soirée en entamant son concert avec «Do you believe in God?». Le duo de cousins de la Nouvelle-Orléans est la parenthèse américaine de la soirée, elle arrive en conclusion d'un festival intense. Le duo garde les plus motivés des festivaliers, et il y a du monde pour écouter les grosses basses, les beats assourdissants du duo de rappeurs. Suicideboys rend hommage au récemment disparu Lil Peep, héros de la Soundcloud music et d’une certaine vision un peu gothique de la sous-culture américaine. Les voix de Scrim et de Ruby da Cherry envahissent l’espace, tantôt stridentes, tantôt caverneuses, toujours avec détermination. On ne fait pas semblant quand on tient le micro chez les Suicideboys. Le groupe obtient les chœurs du public genevois sur ses différents morceaux où les références aux addictions aux médicaments puissants, au flirt incessant avec des idées morbides d’en finir ou aux punchlines anti-religion se marient dans un clash perpétuel avec des références troublantes, et peut-être non assumées, à une littérature sudiste américaine glauque, violente et désespérée.
Le groupe bouge sur scène avec un certain sens du show, coupe dans les fins de ses morceaux pour enchaîner vite vers d’autres morceaux de vie en Louisiane, exactement là où le peuple a été oublié par son président lors du désastre de Katrina. C’est la Nouvelle-Orléans urbaine, celle des bas-fonds, pas celle des quartiers proprets de The French Quarter ou de l’Université de Tulane dont il est question dans les raps de Suicideboys. Les soirées sous codéine, à boire de la "liquor" tout en fumant des joints non-stop, une soirée comme Suicideboys la décrit dans «Kill Yourself», cette lancinante rengaine rap dépressive à peine rehaussée par un rap dynamique. Les deux Suicideboys ont une longue carrière qui s’ouvre devant eux. Après l’arrivée de ce côté du monde, via Youtube ou Soundcloud, des Suédois Yung Lean ou Bladee, voire de feu-Lil Peep ou de son brillant concitoyen américain Pouya, le duo continue de tracer le sillon de la musique rap underground et a pris la direction de nombreux nouveaux petits pays comme la Suisse pour jouer en live, signe comme le dit Didier Varrod, le producteur de «Foule Sentimentale» sur France Inter, que le rap «do it yourself", autrement dit fait à la maison, va continuer à se développer dans le monde et prospérer grâce aux nouveaux moyens de consommer de la musique.
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