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A vif

A vif / Cachez cette guerre que je ne saurais voir


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N’est-ce pas ce qui arrive toujours? Au début de la guerre, nous sommes choqués, pleins de compassion, nous lisons, écoutons ou regardons les nouvelles qui viennent du front. Nous voulons savoir comment ça se passe. Mais après un certain temps, pff, y en a marre. Rien ne change, offensives, contre offensives, ça ne sert à rien de continuer à lire, écouter, regarder les nouvelles. Après deux ans, nous sommes fatigués. 



L'Ukraine et la lassitude

Il y a quelques jours, je lisais l’article d’une journaliste ukrainienne, Lesya Vakulyuk, publié dans un grand journal polonais. Les premières phrases transmettent toute son amertume:

«Je viens d’Ukraine. Je sens qu’en voyant ces mots, une partie des lecteurs va vite tourner la page. "Encore l’Ukraine et les Ukrainiens? N’y a-t-il donc pas d’autres problèmes dans le monde que la guerre russe en Ukraine? Pour nous aussi, c’est dur! – depuis environ six mois, je vois de plus en plus souvent ce genre de commentaires sur les réseaux sociaux. Ils sont écrits par toutes sortes de gens dans diverses langues. Le message reste le même: le monde est fatigué de la guerre en Ukraine. Elle est devenue quelque chose de banal, peut-être même d’irritant, comme une mouche que l’on voudrait chasser. Je dois avouer que les Ukrainiens aussi sont fatigués de la guerre1

Deux ans? Les Ukrainiens nous le rappellent régulièrement, pour eux, la guerre a commencé en 2014. Pour eux, cela fait désormais dix ans que Poutine les a envahis. Généralement, pas besoin de le rappeler aux Polonais. Nos réfugiés d’Ukraine ont commencé à arriver dès 2014, justement. Avant le début de «l’invasion à grande échelle», ils étaient déjà un million à s’être installés, en toute légalité, en Pologne: des hommes jeunes pour la plupart, travailleurs et capables de s’intégrer rapidement.

Pendant mes longs séjours à Varsovie en 2018 et 2019, j’ai pu le constater à tout moment: mon charmant coiffeur? Ukrainien. Les serveuses et serveurs souriants et efficaces? Ukrainiens (je ne veux pas dénigrer mes compatriotes, mais il faut bien l’admettre, dans ces métiers-là, les Polonais ont tendance à oublier de sourire). Ils sont présents dans tous les domaines et très précieux pour l’économie polonaise. Nombreux sont ceux qui ont créé des entreprises. Ils sont donc généralement appréciés, malgré les conflits historiques entre nos deux pays.

(Précisons quand même que, si le gouvernement polonais accueille à bras ouverts «nos frères» ukrainiens, ce n’est pas le cas pour les réfugiés syriens et autres orientaux, «porteurs de maladies et qui violeront nos femmes», dixit le PiS, et donc condamnés à mourir de froid dans les forêts du Nord-Est où ils sont amenés à la frontière polono-biélorusse par Loukachenko, qui leur promettait ainsi une entrée vers l’UE. Je me demande si le changement de gouvernement et le retour aux affaires de Donald Tusk y changera quelque chose.)

Et puis il y a eu le déferlement de fin février 2022, cette fois principalement des femmes et des enfants. Et le départ d’hommes valides mobilisés ou volontaires pour défendre leur patrie. Les chiffres changent au jour le jour, je renonce donc à en donner, mais la Pologne étant le pays européen à avoir accueilli le plus de réfugiés ukrainiens, on peut comprendre que certains soient fatigués d’en parler et d’en entendre parler, jour après jour.

Gaza, depuis toujours

Après le 7 octobre 2023, il a été plus facile d’oublier un peu l’Ukraine. L’attaque du Hamas contre Israël, et plus encore la riposte disproportionnée et destructrice dans la bande de Gaza en a détourné les projecteurs, au grand dam de Monsieur Zelensky.

Voilà une guerre qui est vraiment fatigante. Et que l’on aime bien oublier. Le conflit israélo-palestinien est si ancien que l’on ne sait plus trop s’il a commencé en 1948 ou déjà avec les accords Sykes-Picot de 1916. A vrai dire, peu importe. Ce qui est clair, c’est que la paix dans ce petit bout de monde est aux abonnés absents. Je ne m’étendrai pas sur le sujet, il y a bien assez de spécialistes qui l’ont fait et couvert d’encre des mégatonnes de papier.

J’aimerais juste dire que cette guerre-là, j’en entends parler depuis mon arrivée en Suisse, petite fille, en 1984. Ma mère a toujours aimé regarder les journaux télévisés, dès que nous sommes «passées à l’Ouest», comme on disait, probablement en réaction à la censure communiste qu’elle avait connue en Pologne depuis son enfance; peut-être un peu aussi parce que son père, journaliste, arrivait à peine à survivre de son travail après qu’il eut abandonné ses illusions de la reconstruction communiste de la Pologne d’après-guerre.

Alors, dans ces téléjournaux que ma grande sœur et moi regardions avec elle, même si je ne comprenais pas toujours tout, il y avait des termes qui résonnaient dans ma tête. Un jour, je devais avoir dix ans, j’ai demandé à ma mère: «mais Gaza, c’est un gentil ou un méchant? On parle si souvent de lui et de sa bande!» Elle a ri, bien sûr, mais ce jour-là j’ai appris que Gaza était un lieu géographique, que c’était «très, très compliqué» et qu’«il n’y a pas vraiment de gentils ou de méchants dans cette guerre». Oh oui! C’était compliqué et cela l’est toujours, et pour avoir lu un peu de ces mégatonnes de papier, je sais que ça le restera. Alors, parfois, moi aussi, je préfère oublier, même si régulièrement les projecteurs sont si aveuglants qu’il est presque impossible de voir autre chose.

Les guerres oubliées

Ce qui me désole aussi, c’est la hiérarchisation des conflits. Certains ont la priorité, d’autres sont presque invisibles.

Nombreux furent les Occidentaux choqués début mars 2022, lors du vote de l’Assemblée de l’ONU sur la résolution qui «exige[ait] que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine», de l’abstention de trente-cinq pays, essentiellement africains et asiatiques. Quelques jours plus tard, je lisais je ne sais plus où l’opinion d’un intellectuel ouest-africain dont je n’ai pas non plus retenu le nom, mais qui disait, en substance, qu’il ne faut pas s’étonner du désintérêt des Africains pour une guerre lointaine alors qu’il y a tant de conflits en cours sur leur immense continent!

Rien d’étonnant, en effet. Des guerres, civiles pour la plupart, ou du moins des conflits, des combats, peu importe le mot qu’il faille choisir selon le cas d’espèce, il y en a à tire-larigot: Soudan, Ethiopie, plusieurs pays du Sahel et d’Afrique centrale, Yémen, Myanmar, et je ne parle même pas de la plaie béante en Syrie… Mais ce ne sont pas vraiment nos guerres à nous, l’Occident, alors on n’en parle pratiquement jamais. Pour qui veut se renseigner sur le sujet, il y a des ressources, mais la majorité d’entre nous ignore totalement les souffrances que continuent d’endurer des populations qui se comptent souvent en millions. Nos médias en parlent pendant quelques semaines, parfois quelques mois, et puis après, ça suffit, on oublie.

Cet intellectuel disait aussi que l’argument contre la Russie et ses visées «colonialistes» en Ukraine ne tient pas la route en Afrique. En effet, nombre de conflits africains sont le résultat des politiques de partage entre colonisateurs qui avaient tracés au XIXème siècle, munis de règles et d’équerres, des frontières totalement artificielles sans tenir aucun compte des réalités du terrain.

Et puisque nous parlons de colonisateurs… Ce mot désigne principalement des pays comme la France, la Belgique et le Royaume-Uni, plus quelques autres pays européens. Il ne viendrait à l’idée de personne de penser à la Pologne comme pays colonisateur. C’est pourtant bien le cas. Oh, personne n’a navigué sur les océans pour cela! Pas besoin d’aller en Afrique, en Asie ou aux Amériques! Le Royaume de Pologne se trouvait à deux pas d’une terre fertile et généreuse, peuplée de paysans pauvres et faciles à soumettre… Il suffisait d’aller un peu vers l’Est. Vous avez deviné? Oui, c’est bien de l’Ukraine qu’il s’agit.

La République du Royaume de Pologne et du Grand-Duché de Lituanie en 1569. Source: Wikipédia

L’Ukraine a fait partie du Royaume de Pologne pendant des siècles. Elle était déjà à l’époque un très appréciable grenier à blé, la noblesse polonaise exploitant joyeusement les paysans ukrainiens, écrasant les révoltes paysannes et cosaques «par le fer et par le feu», comme l’a si bien raconté Henryk Sienkiewicz2. Les nobles polonais ont pu continuer à y vivre très confortablement même après la disparition de la Pologne des cartes européennes après le dernier partage, en 1795. Je viens moi-même, du côté de ma mère, de cette noblesse. Cette partie de ma famille a pu s’y maintenir jusqu’en 1917. Ensuite, il a fallu déguerpir avant l’arrivée de l’armée rouge et rentrer à Varsovie, trois cuillères d’argent dans la poche, en laissant tout le reste derrière. Après la chute du communisme en Pologne en 1989, puis la dissolution de l’URSS deux ans plus tard, certains héritiers de ces familles, nostalgiques d’un passé grandiose, ont essayé de retrouver leurs possessions d’antan, en vain. Je suis heureuse de savoir que la mienne n’a pas eu ce genre de prétention ridicule.

Cette petite leçon d’histoire avait pour but d’expliquer pourquoi il y a des peuples qui ne peuvent pas renoncer. En l’occurrence, les Ukrainiens à leur Ukraine. La Pologne a toujours eu deux prédateurs naturels: l’Allemagne et la Russie. Pour l’Ukraine, ce furent la Pologne et la Russie. D’ailleurs, tant en russe qu’en polonais, le nom de ce pays veut dire «aux confins de»: aux confins sud-est de la Pologne; aux confins sud-ouest de la Russie. C’est aussi une histoire compliquée. Que les Polonais préfèrent oublier.

Mais une chose est sûre: la Pologne n’a pas le choix et soutiendra toujours l’Ukraine contre la Russie. Car si l’Allemagne n’est plus une menace pour la Pologne, ni la Pologne une menace pour l’Ukraine, ces deux pays sont toujours habités par la crainte ancestrale de leur grand et avide voisin de l’Est.

Je terminerai ces lignes par une citation de Jean Arp, un peintre, sculpteur et poète alsacien (1886-1966), qui donne cette définition du mot «guerre»:

L’homme mesure, calcule, pèse, fait feu,
pulvérise, assassine, sillonne les airs,
brûle, ment, fanfaronne, lâche ses bombes, 

et c’est ainsi qu’il s’élève au-dessus des bêtes.


1Traduction libre du texte polonais, ce dernier étant une traduction de l’ukrainien.

2Henryk Sienkiewicz (1846-1916) est un écrivain polonais, prix Nobel de littérature en 1905 pour son roman historique «Quo Vadis», particulièrement aimé en Pologne pour sa trilogie historique dont le premier tome est justement intitulé en français «Par le fer et par le feu» et parle des années de la révolte cosaque qui a débuté en 1648. Un épisode de l’Histoire de Pologne interdite par la censure communiste, puisque la noblesse a réussi à mater la rébellion.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Latombe 01.03.2024 | 13h51

«Une honnête présentation de l’histoire polonaise est toujours éclairante pour une meilleure compréhension du conflit Russie-Ukraine.
Il ne faut pas oublier les autres conflits du monde, soit, mais le grand public ne peut s’intéresser qu’aux conflits relativement proches soit géographiquement (Kosovo-Serbie, p. ex), soit idéologiquement (Israel-Palestine, p. ex).
Je pense que la guerre en Ukraine peut apporter dans notre continent un renforcement de la conscience d’être européen, avec ses fondements laïque et démocratique.
Une forme de collaboration entre nations européennes, élargie de l’ économie, à la diplomatie et la défense, est donc souhaitable.
Dans cet esprit un renforcement de l’UE par l’admission de l’Ukraine est une évidence.
Une monde multipolaire existe avec, à côté des USA et de la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, … alors pourquoi pas un pôle Europe, unie en une confédération d’Etats, multilangues et multi partis, comme la Suisse, mais avec 600 millions d’habitants.»