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Chronique

Chronique / Dal Poeta


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S'ouvrir à la surprise de la redécouverte littéraire, artistique; changer de longueurs d’onde, prendre du champ, bref: se montrer in#actuel. Autrement dit, indocile. Une autre façon encore d’aborder l’actualité.



Les eaux du lac de Garde au loin étincellent dans la lumière. En contre-bas, face au lac, on aperçoit les gradins de l’amphithéâtre. Et plus bas encore, la proue de La Puglia, le navire torpilleur offert au Comandante par la Regia Marina après la Grande guerre. Nous sommes à Gardone Riviera, chez Gabriele D’Annunzio. Au Vittoriale degli Italiani. La demeure qu’il occupa de 1921 à sa mort, en 1938. A la fois musée, manifeste artistique, mausolée – D’Annunzio repose en haut du parc –, rien n’exprime mieux celui qui affirmait qu’il n’existe «nul désaccord entre mon art et ma vie» que ce prodigieux bric-à-brac, fourre-tout de génie, débarras de gloire. La Priora, la maison principale toute en enfilade de cours et de portiques semble échappée d’une peinture métaphysique de de Chirico. Et ses salles abritent pêle-mêle uniformes, souvenirs, livres. Y compris l’avion avec lequel D’Annunzio répandit des tracts sur Vienne en août 1918. Et bien sûr tout ce qui concerne l’aventure de Fiume.

Aujourd’hui Rijeka, la ville avait été promise par la France et l’Angleterre à l’Italie pour prix de son entrée en guerre. Promesse non tenue. Aussi D’Annunzio, à la tête d’une poignée d’anciens combattants, s’en empara-t-il en septembre 1919, proclamant l’Etat libre de Fiume doté de la seule constitution libertaire jamais rédigée! Mais l’aventure, contée notamment par Albert Londres, s’acheva au bout de cinq cents jours quand Rome, sur pression des Alliés, en chassa D’Annunzio. Il Poeta, comme on l’appelle simplement, est alors au faîte de sa gloire. Auteur protéiforme conjuguant poésies, les Elégies romaines; ballet, Le Martyr de Saint-Sébastien avec Debussy créé au Chatelet par Ida Rubinstein; romans, L’enfant de volupté, Le Feu; condottiere, érotomane aux multiples conquêtes, D’Annunzio «le Magnifique», ainsi que le qualifie une biographie récente, ne laisse personne indifférent. Même Mussolini, à qui il fait de l’ombre, le redoute, le tient en lisière. L’écrivain, profondément francophile, le lui rendra bien, qui ne cessera d’en appeler à l’amitié franco-italienne. Et lors de leur ultime rencontre, en 1937, déconseillera l’alliance avec le «peinturlureur nazi».

Une écriture de l’excès

Aujourd’hui, quatre-vingts ans après sa mort, cette gloire peut sembler très datée, sinon de pacotille. N’importe, D’Annunzio continue de fasciner. Peu suspect de nationalisme, Visconti adapta son roman L’Innocent (1976); ses œuvres sont régulièrement rééditées et, grâce à l’action de son président Giordano Bruno Guerri, le Vittoriale accueille de plus en plus de visiteurs: près de 260'000 l’an dernier! 

Chez D’Annunzio. © Raphaël Aubert

S’il ne fallait lire aujourd’hui qu’un seul ouvrage de Gabriele D’Annunzio, ce serait assurément Le Feu (Il Fuoco, 1900), car son auteur y est tout entier. De prime abord, on peut n’y voir qu’une énième variation autour du triangle amoureux. Où l’amant finit par délaisser sa maîtresse pour une jeune conquête. Si ce n’est qu’ici le héros, Stelio, est un double à peine fantasmé de l’auteur. Comme lui, il est un poète adulé. Et dans la figure de La Foscarina, sa maîtresse, on reconnaît sans peine Eleonora Duse (1858-1924). L’une des plus grandes tragédiennes de son temps, rivale de Sarah Bernhardt, pour laquelle D’Annunzio écrivit plusieurs de ses pièces et avec laquelle il entretint une relation tumultueuse. Lors de la rédaction du Feu, qui fit scandale à sa sortie, il s’apprête d’ailleurs à rompre. Jusqu’à la fin, La Duse demeurera pourtant son inspiratrice – son buste voilé de crêpe trône dans le bureau du Vittoriale. Car le vrai sujet du roman, qui prend pour cadre Venise, la ville de Giorgione, du Véronèse, de Monteverdi, et ce n’est évidemment pas sans signification, c’est bien sûr l’art. Et ce n’est pas non plus pour rien s’il se déroule au moment même de la mort, au palais Vendramin, de Wagner. Le prophète du Gesamtkunstwerk, de l’œuvre d’art totale.


Le bureau de l’écrivain: derrière la copie de la Victoire de Samothrace, on aperçoit le buste voilé de La Duse. © Vittoriale

L’existence entière de Stelio s’ordonne en fonction de ce seul but, le culte de la beauté. La quête du Surhomme, qui, comme chez Barrès, se confond ici avec l’exaltation du Moi – «Je ne sais bien parler que de moi-même». Stelio, mais pas seulement lui, vit dans une sorte de rêve éveillé, d’exaltation éblouie se nourrissant des chimères de l’art: «C’était encore l’heure vespérale que, dans un de ses livres, il avait appelée l’heure du Titien, parce que toutes les choses y resplendissent finalement d’un or très riche, comme les figures nues de cet ouvrier prestigieux, et illuminent le ciel plutôt qu’elles n’en reçoivent la lumière».

C’est peut-être là, dans ce lyrisme outrancier, dans ce culte de l’excès, où kitsch et sublime se mêlent étroitement, que D’Annunzio, en fin de compte, se révèle profondément contemporain.


Gabriele D’Annunzio, Le Feu, Bartillat «Omnia Poche», 2017

Maurizio Serra, D’Annunzio le Magnifique, Grasset, 2018


Pour aller plus loin

Le site consacré à Il Vittoriale



VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Deuborch 31.03.2018 | 17h51

«Cet article m'a beaucoup intéressé et je vais me procurer le plus vite possible "Le feu"»