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Chronique / Réfugiés, laissons-les arriver en avion!

Chantal Tauxe

21 juin 2017

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Dans le flux sans cesse roulant de l’actualité, cette chronique souhaite établir des liens, tracer des perspectives, donner une profondeur historique, bref, abolir les frontières qui freinent la réflexion. L’auteure éprouvant une passion déraisonnable pour l’Europe (et même l’Union européenne), l’Italie et la Suisse, il y sera souvent question de politique mais pas que… à moins de considérer que tout est politique!



On ne les compte plus ces photos spectaculaires de rafiots ou canots pneumatiques débordant de migrants. On ne les compte plus ces reportages narrant le transbordement de ces improbables embarcations vers de solides bateaux de sauvetage. Depuis l’effroyable naufrage au large de Lampedusa, qui fit 368 morts, il y a eu la saison 1 en 2014, la 2 en 2015, la 3 en 2016. Nous en sommes à la 4e saison, bien que le scénario ne varie guère même si en 2014, c’est la mer Egée plutôt que le détroit de Sicile qui a servi de décor: de pauvres gens tentent de traverser un bout de Méditerranée pour se bâtir un avenir meilleur en Europe, plus de 77 000 depuis le début de l'année.


Cela vous choque que l’on parle de drames humains comme d’une série américaine? Tant mieux, si cela vous choque encore. Ces images sur écran sont devenues tellement habituelles qu’on peut raisonnablement douter qu’elles aient encore de l’effet. Rentrez vos mouchoirs. Il y a un moyen très simple pour éviter ce spectacle désolant: laissons venir les migrants par avion. Ainsi, ils arriveront dans le pays de leur choix et le regroupement familial sera favorisé. Surtout, on cassera le business des passeurs dans le Sahara et en Méditerranée. Et l’on s’épargnera les millions d’euros dépensés dans des sauvetages périlleux, ou plutôt, on les utilisera plus intelligemment dans l’accueil des migrants à proximité des aéroports, puis dans leur orientation et leur intégration.

Deux solutions: les murs ou l'eau

Ne me jetez pas à la figure que «nous n’avons pas vocation à accueillir toute la misère du monde». D’abord, cette citation de feu Michel Rocard est tronquée. L’ancien premier ministre ajoutait en 1989 que «La France devait en prendre sa part» . Ensuite, tous ceux que la volonté de Donald Trump de construire un mur à la frontière mexicaine indigne devraient se montrer conséquents. En matière de défense contre ceux que l’on considère comme des «envahisseurs», il y a deux solutions: les murs ou l’eau. Le Detroit de Sicile est une sorte de grande douve, un profond gouffre dans lequel, depuis le début de cette année, 1828 personnes au moins ce sont noyées (L’OIM, l’organisation internationale pour les migrations tient un décompte mis à jour quotidiennement). Regardons la réalité en face, et tâchons de faire mieux. 


Réfugiés syriens ou migrants de la misère, les requérants d’asile quels qu’ils soient, n’ont pas le droit de monter dans un avion sans document les autorisant à séjourner dans le pays de destination. Une directive européenne de 2001 rend responsables des coûts de rapatriement les compagnies qui se risqueraient à accepter à bord des passagers sans visa. La bureaucratie a bien fait les choses, les ambassades européennes – Suisse comprise – ont cessé de délivrer de tels papiers. Pour entrer en Europe quand on n'y vient pas pour affaire ou en touriste mais y chercher avenir et protection, il faut donc se présenter physiquement à l’une de ses frontières.  


Ré-autoriser l’arrivée par avion, une mesure simple, sauverait des milliers de vie. Les prix des billets sont bien inférieurs à ceux pratiqués par les passeurs. Plus sûr, le débarquement par avion mettrait fin à une autre absurdité bureaucratique. On sait que les Européens peinent à se répartir équitablement les migrants. Certains s’accrochent au «régime Dublin», donnant la responsabilité aux pays de premier accueil de statuer sur les demandes. Ainsi, l’Italie et la Grèce, de part leur position géographique, auraient plus vocation que d’autres nations à faire face, seules, à ces vagues humaines. C’est d’une lâcheté que l’on ne pensait plus revoir sur un continent qui s’est doté d’une charte pour éviter de tels regards détournés.

Un droit d'asile qui date de la guerre froide

En avion, les migrants arriveraient là où ils le souhaitent, c’est-à-dire dans les pays où ils ont déjà des proches ou dont ils maîtrisent la langue. Cela ne supprimerait pas les calculs d’apothicaires pour savoir si le fardeau de l’asile est bien réparti, mais cela simplifierait un peu la prise en charge: il faudrait bien sûr continuer à enregistrer les migrants, puis leur délivrer des papiers, les orienter dans la recherche d’un emploi selon leurs capacités et selon les besoins, les former, et bien évidemment renvoyer certains d’entre eux pour des raisons sécuritaires évidentes.


Et après? Arrivés légalement par voie aérienne, les migrants pourront repartir de la même façon à leur guise ou au bout de trois ans, d’autant plus qu’on leur aura contraint à alimenter un fond d’épargne-retour. Leurs documents de séjour ne devraient leur être renouvelés que sous condition (avoir appris la langue, ne plus dépendre de l’aide sociale, pas de casier judiciaire, etc. ).


Grosso modo, notre droit d’asile date de la guerre froide. Il magnifie le dissident politique, il n’a pas vraiment été adapté pour gérer les flux des milliers de réfugiés fuyant la guerre et encore moins ceux des migrants fuyant la misère. Il est temps d’entreprendre une grande révision qui tienne compte des impératifs démographiques, de faire preuve de bon sens. Cessons le mauvais feuilleton des morts en Méditerranée. Laissons les monter dans des avions!


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par The Conversation


Avec plus de 5 000 migrants morts en Méditerranée, l’année 2016 a été extrêmement meurtrière. Elle a dépassé l’année 2015 et ses 3 700 décès. Quant à 2017, depuis janvier, plus d’un millier de morts ont déjà été recensés.

Année après année, les mêmes dynamiques sont à l’œuvre: de nombreux migrants fuient les conflits et l’instabilité au Moyen-Orient et sur le continent africain et tentent de gagner l’Europe. Afin de déjouer les contrôles terrestres mis en place par les États européens, ils embarquent en Méditerranée sur des navires de fortune, souvent affrétés par des passeurs véreux, et prennent des risques qui font de ce voyage une question de vie ou de mort.

Ces tragédies ne sont pas nouvelles: les associations de défense de migrants ont commencé à compter ces morts dès les années 1990. Mais les associations ne se contentent plus de répertorier ces décès, elles interviennent directement en mer pour porter secours aux migrants.

Tout commence en 2014: l’opération militaire et humanitaire «Mare Nostrum» de la Marine italienne est interrompue; son coût est trop élevé pour le gouvernement italien, qui n’est pas parvenu à convaincre ses partenaires européens de s’engager eux aussi. Elle est remplacée par l’opération Triton, financée par l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). Mais les ONG craignent que cela ne provoque la mort de milliers de migrants: Triton est en effet doté de moyens inférieurs à Mare Nostrum et n’opère que sur une petite partie des eaux concernées par les naufrages; surtout, Triton est avant tout conçue pour contrôler les frontières, plutôt que pour sauver des vies.

Des sauvetages complexes à organiser

Créée à l’initiative d’un couple de millionnaires italo-américain, la Migrant Offshore Aid Station (MOAS) a été la première organisation privée à avoir affrété un bateau. En 2015, c’est l’association Médecins sans frontières (MSF) qui leur emboîte le pas, suivie par Save The Children en 2016. Dans toute l’Europe, des citoyens s’engagent en créant de nouvelles organisations, comme SOS Méditerranée, Sea Watch, Life Boat Project, Sea Eye ou Jugend Rettet en Allemagne; Boat Refugee aux Pays-Bas et Proactiva Open Arms en Espagne. Ces initiatives sont essentiellement financées par des mécanismes de financement participatif.

La présence de ces différents acteurs a rendu l’organisation des sauvetages complexe. En effet, le droit de la mer prévoyant que tout navire proche de la zone d’un bateau en détresse lui porte secours, ce sont les autorités maritimes compétentes qui coordonnent les opérations pour la zone concernée. En Méditerranée centrale, c’est le plus souvent la Garde côtière italienne, relevant du ministère des Transports, qui autorise les associations à intervenir. Dans les faits, il est fréquent que les associations repèrent un bateau en détresse et contactent elles-mêmes la Garde côtière.

Une fois les migrants secourus, les naufragés sont acheminés vers un port italien, sous l’autorité d’un autre ministère (l’Intérieur), qui décide de la destination, réceptionne les migrants et les conduit vers des «hotspots» – des centres d’accueil mis en place par l’Union européenne.

Les ONG, complices des passeurs?

En Italie, l’intervention des ONG dans les opérations de sauvetage fait polémique. En décembre 2016, le Financial Times mettait en lumière l’irritation de Frontex: l’agence européenne de contrôle des frontières est en effet réticente aux opérations de sauvetage en mer qui, selon elle, créent un appel d’air en faisant croire aux migrants qu’il suffit de prendre la mer pour être secourus et transportés en Europe.

Selon le quotidien britannique, Frontex disposerait de preuves selon lesquelles les associations seraient en contact avec des passeurs et les dirigeraient vers les zones où les migrants ont le plus de chance d’être secourus. Dit autrement, les associations seraient complices des passeurs, et coupables, comme eux, du délit d’aide à l’immigration irrégulière.

Ces faits ont conduit la justice italienne à ouvrir une enquête. Le Sénat a créé une Commission d’enquête parlementaire qui, en mai 2017, a conclu au fait que les ONG constituaient un facteur d’attraction («pull factor») et qu’elles devraient davantage coopérer avec les opérations de police en mer. Le procureur de Catane a toutefois déclaré ne pas disposer de preuve à ce sujet. Le gouvernement italien, lui, est partagé: tandis que le ministre des Affaires étrangères accuse les ONG, le chef du gouvernement remercie les secouristes pour leur aide. Quant à la Garde côtière, mise en cause, elle défend une action «politiquement neutre» en mer.

Les agences internationales se sont également positionnées. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés défend les ONG, alors que l’Organisation internationale pour les migrations soutient, en partie, les arguments de Frontex, tout en soulignant l’importance de sauver les vies en Méditerranée.

Sauver des vies ou contrôler l’immigration?

C’est dans ce contexte qu’a été publié, le 9 juin 2017, le rapport «Blaming the rescuers» des chercheurs Charles Heller et Lorenzo Pezzani. Sur la base de données empiriques, ce rapport conteste les accusations de Frontex et rappelle que l’agence reprochait déjà à l’opération «Mare Nostrum» de favoriser l’immigration irrégulière.

Or, loin de diminuer le nombre de morts, la fin de cette opération avait au contraire conduit à une augmentation de ces décès. Dans un précédent rapport, intitulé «Death by Rescue» et publié en 2016, les mêmes chercheurs avaient mesuré la mortalité liée aux traversées de la Méditerranée, en comparant le nombre de morts en mer aux nombres d’arrivées en Europe, et démontré qu’il était beaucoup plus dangereux de migrer sous Triton que sous «Mare Nostrum».

La présence de sauveteurs n’accroît donc pas la mortalité; c’est l’absence d’opération de sauvetage qui augmente le nombre de morts et le risque de décès lors de la traversée. Ces rapports accusent donc Frontex d’avoir, en conscience de cause, mis fin à l’opération «Mare Nostrum» alors que cette dernière sauvait des vies, et de récidiver aujourd’hui, en voulant se débarrasser des ONG malgré les risques que leur départ ferait peser sur les migrants.

Ces débats témoignent des contradictions des politiques migratoires européennes, qui créent un «effet prohibition»: l’impossibilité de se procurer légalement un bien (l’accès au territoire européen en l’occurrence) favorise un marché noir, plus dangereux, dans lequel prospèrent toutes sortes d’intermédiaires plus ou moins scrupuleux. Le renforcement du contrôle aux frontières, notamment terrestres, se solde mécaniquement par une augmentation des prises de risques en meret donc par une augmentation du nombre de morts. Dès lors, l’objectif humanitaire de sauver des vies se heurte inévitablement à la raison d’État, qui souhaite contrôler l’immigration.

Un enjeu de légitimité

Derrière ces polémiques, c’est aussi une question de légitimité qui se joue. Qui donc a le droit d’intervenir en mer et de venir à la rescousse des migrants?

Frontex défend le droit des États à contrôler leurs frontières et à exercer leur souveraineté. Les associations défendent, elles, une autre vision: étant donné l’incapacité des États à faire respecter certains droits fondamentaux (à commencer par le droit à la vie), il est nécessaire que la société civile intervienne.

Le raisonnement n’est pas nouveau: c’est également au nom de l’insuffisance de l’action des États que des associations se sont impliquées dans la lutte contre la pauvreté ou la défense des minorités, par exemple. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’application d’un tel raisonnement à un domaine régalien, jusque-là réservé à l’Etat.

Dans une certaine mesure, la crise actuelle en Méditerranée permet aux ONG de remettre en cause le monopole étatique du contrôle des frontières. On conçoit que cela provoque des résistances. Mais s’ils souhaitent défendre leur monopole, les États devront trouver d’autres arguments que ceux, peu convaincants, mis en avant par Frontex.

Une plus grande solidarité européenne permettrait d’éviter des situations comme celle qui a conduit à la fin de «Mare Nostrum». En vertu des accords de Dublin, des pays comme la Grèce ou l’Italie sont systématiquement en première ligne – ce qui n’est ni juste, ni tenable. C’est toute une approche politique de l’immigration, aujourd’hui fondée sur une obsession sécuritaire et un déni des droits fondamentaux, qui montre ses limites dans ce contexte de crise.

Synonyme de conditions météorologiques calmes et propices aux traversées, l’été est presque là. Autant dire que le débat ne fait que commencer, et avec lui la nécessité d’une réflexion fondamentale sur les politiques migratoires européennes.

The Conversation, 13 juin 2017


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