Analyse / «Le trumpisme est-il un fascisme?»
La tornade Donald Trump fait chavirer l'Amérique et l'Europe. Moins de deux mois après son retour à la Maison Blanche, le président renverse des conventions diplomatiques vieilles de plusieurs siècles et bouscule dans son propre pays des institutions centenaires. Faut-il y voir comme les historiens Robert Paxton et Stéphane Audoin-Rouzeau le fascisme du 21e siècle? Si oui, quelles conséquences en tirer?
André Larané, article publié sur Herodote.net le 16 mars 2025
«L’existentialisme est un humanisme» disait doctement Jean-Paul Sartre. Aux antipodes du philosophe, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de la Grande Guerre, se demande quant à lui si le «trumpisme» est un fascisme (La Croix, 6 mars 2025). La question a déjà été posée par un autre historien, le vénérable Robert Paxton (92 ans), auteur de La France de Vichy (1973), et celui-ci y a répondu par l'affirmative.
Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, «il existe une singularité du fascisme qui le distingue de manière irréductible d’autres formes d’extrême droite: sa dimension subversive et révolutionnaire, surtout à son début. C’est le cas du fascisme italien, comme de sa mutation nazie. Et c’est exactement ce que l’on voit à l’œuvre en ce moment outre-Atlantique.»
Moins de deux mois après son accession à la Maison-Blanche, Donald Trump a déjà subverti ce qui restait des mœurs diplomatiques héritées de l’ancienne Europe.
A l’intérieur, avec le concours de son second Elon Musk, il renverse sans précaution de grandes administrations et congédie de fidèles serviteurs de l’Etat. Il fait entrer la télé-réalité dans le champ politique en signant en public ses premiers décrets le jour de l’investiture ou en humiliant le président ukrainien sous l’œil des caméras du monde entier.
Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, «trois autres éléments semblent soutenir la comparaison avec les fascismes historiques. La subversion de la langue tout d’abord. Un discours trumpien se met en place, où la vérité n’a plus aucune importance, où certains mots sont interdits, d’autres créés de toutes pièces. La révolution des élites ensuite, par les nominations aux postes fédéraux les plus importants de responsables inféodés à Trump et complètement incompétents. Le fait, enfin, que la société américaine donne pour l’instant le sentiment de se rendre, comme tétanisée.»
Si ce diagnostic est avéré, alors, déclare l’historien, il n’est plus temps de discuter avec Donald Trump et tenter de l’amadouer ou le faire évoluer... Une conclusion difficile à admettre car elle reviendrait à considérer que l’Europe est désormais prise en tenaille entre deux brigands, le président américain et le président russe!
Les racines du fascisme
Le concept de fascisme a un siècle d’existence. Il est très lié à la Grande Guerre et surtout à la révolution bolchévique de novembre 1917.
Dans l’Italie de l’après-guerre, l’agitateur Benito Mussolini se présente en révolutionnaire et se dispose comme Lénine à renverser l’ordre ancien, disqualifié par les horreurs de la Grande Guerre. Il reprend les méthodes des bolchéviques mais c’est pour les retourner contre la gauche internationaliste.
Lui-même ancien leader du parti socialiste converti au nationalisme, Mussolini ambitionne de sortir l’Italie de l’humiliation dans laquelle l’ont plongée les traités de paix et l’ériger en grande nation conquérante, en digne héritière de la Rome antique (Make Italia Great Again, pourrait-on dire en plagiant le slogan de campagne de Donald Trump!).
Il fonde une ligue paramilitaire, les «Faisceaux italiens de combat», et engage ses militants à combattre et réprimer l’agitation ouvrière à coups de bâton et d’huile de ricin. Ainsi les fascistes apparaissent-ils comme des garants de l'ordre face aux menaces révolutionnaires! Ils bénéficient à ce titre de l'indulgence des forces de l'ordre et de la justice et sont regardés avec bienveillance par le patronat italien.
Aux élections législatives de mai 1921, Mussolini est élu avec 34 partisans sur les listes des «blocs nationaux». Il choisit alors de siéger à l’extrême-droite de l’hémicycle pour marquer son hostilité à l'internationalisme socialiste.
De la sorte, ce parti révolutionnaire, qui prétend abolir l’ordre ancien, se trouve appelé à côtoyer les monarchistes, les catholiques et les conservateurs auxquels tout l’oppose! Il va s'ensuivre jusqu'à nos jours une confusion dommageable entre les deux rameaux de l’extrême-droite: les partisans de la «table rase» et les partisans de la tradition...
En dépit de ce que le Parti national fasciste demeure très minoritaire dans le corps électoral, le roi Victor-Emmanuel III appelle Mussolini à la tête du gouvernement dès le 22 octobre 1922 dans l’espoir qu’il calme ses troupes tout en remettant de l’ordre dans le pays. En s'appuyant sur ses milices paramilitaires, les «Chemises noires», le Duce va dès lors installer progressivement un pouvoir dictatorial...
Dix ans plus tard, le 30 janvier 1933, le Reichspräsident Paul von Hindenburg appelle le Führer du Parti national-socialiste à la Chancellerie (la direction du gouvernement allemand).
Adolf Hitler est un émule et un admirateur de Benito Mussolini. Il a fondé à son image un parti nationaliste qui se veut révolutionnaire et à l’écoute des classes populaires; ce n'est pas pour rien qu'il se dit national-socialiste. Comme Lénine, Mussolini et plusieurs autres leaders européens et moyen-orientaux de cette après-guerre douloureuse (Moustafa Kémal en Turquie, Réza chah Pahlévi en Perse), Hitler ambitionne de renverser l’ordre ancien et de fonder un Etat «totalitaire» (dico).
Von Papen et les conservateurs espèrent se servir du Führer nazi pour enrayer la menace communiste. Pleins d'illusions, ils croient pouvoir le garder en main. Mais depuis les élections législatives du 6 novembre 1932 qui lui ont valu 33,1% des suffrages au lieu de 37,3% en juillet, son parti est en perte de vitesse. Il a perdu deux millions de voix sur un total de 17 millions en quatre mois.
Soulignons que ni Mussolini, ni Hitler n’ont obtenu la majorité des suffrages avant leur accession au pouvoir, qui en 1922, qui en 1933. Loin de là! Ils ont dû leur succès à la prétendue «finesse» de la classe politique, des milieux d'affaires et des conservateurs, qui croyaient pouvoir les manipuler à loisir.
Les citoyens de base avaient quant à eux manifesté dans leur majorité plus de lucidité et de bon sens que les «élites». En va-t-il de même en ce XXIe siècle? La question est en débat.
En attendant, pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), les partisans communistes de Staline vont utiliser par commodité les termes «fascisme» et «fasciste» pour désigner le IIIe Reich allemand et l’Italie mussolinienne, alliés contre eux. Il va s’ensuivre une confusion entre ces deux partis totalitaires, le fascisme italien et le nazisme allemand, en dépit de ce que le premier rejette viscéralement le racisme et l’antisémitisme du second.
Et Donald Trump dans tout ça?
Comme les dictateurs européens de l'entre-deux-guerres, Donald Trump n'est pas un conservateur mais un révolutionnaire prompt à ébranler les normes, censurer les mots, virer les fonctionnaires soupçonnés de s'opposer à ses volontés et ses caprices. Il a mis au pas son parti, le parti républicain. Quant au parti d'opposition, le parti démocrate, il ne s'est pas encore remis de sa défaite et ressemble selon l'expression de notre ami Greg Cook à une poule décapitée.
Pour l'heure, le président a les mains libres et ses manœuvres font écho aux avertissements sidérants de Madeleine Albright dans Fascism: A Warning (Harper Collins, 2018). A propos du premier mandat de Donald Trump, la Secrétaire d'Etat de Bill Clinton (1997-2001) écrivait: «Nous n’avons pas eu de chef de l’exécutif à l’ère moderne dont les déclarations et les actions soient si contraires aux idéaux démocratiques.»
Mais s’il y a bien un point qui différencie le 47e président américain des fondateurs du fascisme, c’est le fait qu’il a été élu de façon régulière par une majorité de citoyens. Il peut combattre certains excès de la gouvernance démocrate antérieure en matière d'immigration ou de mœurs, au risque d'aller lui-même trop loin dans l'autre sens. Selon Associated Press, le Pentagone a ainsi retiré de la circulation les photos du bombardier Enola Gay en raison du mot gay qui aujourd'hui rappelle davantage la mouvance homosexuelle qu'un poème de Baudelaire?...
Donald Trump a été élu pour un mandat de quatre ans à la tête d'un pays très hétérogène sur le plan ethnique et social. Il doit composer avec un Etat doté de multiples pouvoirs et contre-pouvoirs: le Sénat, la Chambre des représentants, la Cour Suprême et les Etats, sans parler d'Hollywood, de Wall Street et des milieux financiers. Qui plus est, le président sera jugé sur son bilan dans dix-huit mois, en novembre 2026, lors des traditionnelles élections de mi-mandat (midterm elections); la Chambre des représentants sera complètement renouvelée comme tous les deux ans cependant que le Sénat sera renouvelé pour un tiers; trente-six Etats choisiront aussi leur gouverneur.
En dépit des multiples crises qu'ont pu connaître les Etats-Unis dans les deux siècles passés, on comprend dans ces conditions qu'il ne se soit jamais trouvé quelqu'un pour défier la Constitution et les institutions. La seule tentative que l'on connaisse est l'assaut du Capitole le 6 janvier 2021, à l'instigation de... Donald Trump, et elle a échoué piteusement.
Pour une touche d'optimisme, disons-nous que l'accession de Donald Trump à la Maison Blanche a au moins un bon côté: elle montre aux électeurs américains et à nous-mêmes que l'alternance politique reste possible aux Etats-Unis.
«Tu taxes mon bourbon? Je taxe ton champagne, et toc!»
Les manières brusques du président Trump auraient-elles déjà contaminé ses partenaires, alliés et rivaux européens? En réaction à la menace américaine de taxer à 25% l’acier et l’aluminium européens, la Commission européenne a annoncé des droits de 50 % sur… le bourbon et autres spiritueux américains, là où on eut attendu des taxes sur les composants électroniques américains ou encore sur les recettes publicitaires des GAFAM (géants de l’internet).
Donald Trump a riposté à son tour le jeudi 13 mars en menaçant d'imposer 200 % de droits de douane «aux vins, champagnes et autres produits alcoolisés venant de France et d'autres pays de l'Union européenne». Heureusement que Trump respecte le président Macron et ne manque pas de lui téléphoner un jour sur deux comme s’en font gloire les médias français! Qu’en eut-il été s’il l’avait méprisé autant qu’il méprise Zelensky?...
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