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Culture / Laissez bronzer les cadavres


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Le roman de Jean-Patrick Manchette, publié en 1971, était réputé inadaptable au cinéma. Les cinéastes Hélène Cattet et Bruno Forzani y sont pourtant parvenus, magistralement, avec un film tout à la fois halluciné et fidèle au propos originel.



Qui a aimé le livre de Manchette au point de le relire régulièrement s’assied à la fois avec appréhension et excitation devant l’écran où va être projeté le film. Laissez bronzer les cadavres: une proposition philosophique. Pas le truc chichiteux qui s’apprend à l’université, plutôt un cheminement ascétique, âpre comme le vin rouge qui coule dans la gorge avant de réchauffer l’estomac, puis d’ouvrir l’esprit.

Trois truands et leur complice avocat s’installent dans un hameau abandonné des Cévennes où vivent l’été «quelques intellectuels gâteux de la vieille gauche germanopratine»*; en l’occurrence une artiste peintre fantasque et un écrivain en perdition, tous deux fortement alcoolisés. Depuis cette base stratégique, les malfrats opèrent un braquage sanglant qui leur rapporte deux cent cinquante kilos d’or, puis retournent s'y planquer. Jusqu’à ce que deux gendarmes les découvrent et les assaillent: l’affrontement mortel va durer un peu moins de vingt-quatre heures.

Des cinéastes postmodernes et un écrivain situationniste

Hélène Cattet et Bruno Forzani forment un couple de cinéastes décrit parfois comme postmoderne, explorant le genre italien giallo (à la fois policier, érotique et d’horreur). Ils sont Français mais vivent en Belgique, ce qui est déjà un manifeste en soi.

Jean-Patrick Manchette (1942-1995) est à l’origine du néo-polar français. Il a écrit de nombreux scénarios, des critiques littéraires et de cinéma, partageait les thèses situationnistes, accordait peu d'importance aux états d’âme, beaucoup aux actes et aux faits, à une époque où cela avait encore de l’importance.

Laissez bronzer les cadavres est son premier livre publié, en 1971, coécrit avec Jean-Pierre Bastid. Et c’est le 3e long métrage d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, actuellement sur les écrans de Suisse romande, en toute discrétion.


La bande annonce du film.

Plusieurs romans de Manchette ont été adaptés au cinéma (lire encadré). Avec plus ou moins de réussite. Plutôt moins que plus, surtout lorsqu’Alain Delon s’en est mêlé (Trois hommes à abattre, Pour la peau d’un flic, Le choc). Mais les aficionados de Manchette restaient sereins, un au moins serait épargné: Laissez bronzer les cadavres était réputé «inadaptable». Trop précis, tiré au cordeau, sans concession.

«J’ai écrit, en collaboration avec Jean-Pierre Bastid, Laisser bronzer les cadavres, qui est un véritable exercice de style. Délibérément, j’ai choisi un thème difficile: un champ clos. (…) Je dois dire que nous sommes arrivés à remplir 240 pages avec pour toute matière, à partir de la page 40, des gens qui rampent dans la pierraille et se canardent. Sur le plan du travail, c’est passionnant et hilarant», expliquait Manchette au Monde du 17 mai 1974.

Une adaptation psychotrope

Le film est extra: il est beau esthétiquement, il respecte en grande partie le scénario et les dialogues de Manchette, il donne à voir sans juger. Chaque scène est comme un shot de mescal, comme une ligne de coke: l’excitation monte, on s’y abandonne.

Le couple Cattet-Forzani a mis beaucoup de références dans son film. Tarentino, bien sûr − qui lui-même ne cesse de se référer, Cronenberg, Argento, Jodorowski, Sergio Leone et d’autres (les chercher est un exercice amusant mais vain). Et alors? L’aspect formel de l’art est souvent imitation. Le roman, lui, évoque l’anarchiste ukrainien Makhno, le policier politique Léon Trotsky, le consul du roman de Malcolm Lowry, En dessous du volcan, ou encore le poète, écrivain et ethnologue français Michel Leiris.

Il est difficile de deviner ce que ceux qui ne connaissent ni Manchette ni les années 70 vont percevoir dans ce film. Mais qui fut adolescent dans ces années-là retrouve l’effet du LSD, une bande son hallucinée, une férie visuelle. Une insolence.


La bande originale du film. Neuf titres entendu dans Laisser bronzer les cadavres à retrouver sur ce site et la playlist, sur ce lien.

«Je n’aime pas les flics, je n’aime pas la société. Vous comprenez?», explique la peintresse au gendarme qui lui demande de s’enfuir et d’aller prévenir ses collègues, dans la vallée, car il n’y a aucun moyen de communication dans le hameau, ni téléphone ni électricité. Et tandis que ça pétarade dans tous les coins, que ça saigne, que ça meurt, elle tire des feux d’artifice pour couvrir le bruit de la fusillade, pour qu’aucune autorité ne s’en inquiète, n'intervienne.

Ils tournent en rond dans la nuit et se consument

Il n’y a pas vraiment d’intrigue dans Laissez bronzer les cadavres. Pratiquement pas de suspens. La mort fait sa récolte sans emphase, au rythme des rafales de mitraillette et des coups de pistolets qui claquent plus fort que dans les autres films. Au milieu du carnage apparaissent des scènes oniriques, érotico-sm − dont une très belle d’ondinisme, réminiscence des fêtes organisées par les Germanopratins à une époque où ils étaient un peu moins désabusés.

Manchette, nous l’avons dit, pratiquait le polar béhavioriste. Les gendarmes et les voleurs se courent après et se flinguent, l’artiste peintre jubile à ce spectacle, l’écrivain n’y comprend rien, concentré sur lui-même. Deux femmes et un enfant incarnent comme ils peuvent l’innocence, bien qu’ils soient en partie responsables de la situation.

Les personnages de Laisser bronzer les cadavres s’agitent, tournent en rond dans la nuit, se consument dans les flammes. C’est ce que racontait le roman, c’est ce que montre le film. L’adaptation est parfaitement réussie.

Mais pourquoi ce titre? Pourquoi faut-il les laisser bronzer, les cadavres? La réponse ne se trouve pas dans le film mais à la fin du livre: les deux sont désormais indissociables.

* Jean-Patrick Manchette, in Le Monde du 17 mai 1974


Laisser bronzer les cadavres, un film réalisé par Hélène Cattet et Bruno Forzani, avec Elina Löwensohn, Stéphane Ferrara, Bernie Bonvoisin, Marc Barbé, Michelangelo Marchese, Marine Sainsilly, Hervé Sogne, Pierre Nisse...

Laisser bronzer les cadavres, un livre écrit par Jean-Patrick Manchette, en collaboration avec Jean-Pierre Bastid, Editions Gallimard, ISBN: 2070318923


Les films adaptés de romans de Manchette 

Nada, 1974, d'après le roman Nada, réalisé par Claude Chabrol.

Folle à tuer, 1975, d'après le roman Ô dingos, ô chateaux!, réalisé par Yves Boisset.

Trois hommes à abattre, 1980, d'après le roman Le Petit Bleu de la côte ouest, réalisé par Jacques Derray.

Pour la peau d'un flic, 1981, d'après le roman Que d'os!, réalisé par Alain Delon.

Le Choc, 1982, d'après le roman La Position du tireur couché, réalisé par Robin Davis.

Polars, 1983, d'après le roman Morgue pleine, réalisé par Jacques Bra.


Le début du roman

Vendredi 16 juillet

10 heures 15

La balle de 22 fit un petit trou dans la toile. La détonation ne fut guère plus impressionnante que le claquement d'un fouet. Une corneille protesta dans la vallée. Luce éclata d'un petit rire rouillé, assez analogue au cri de la corneille.

Gros sourit avec suffisance.

- Je peux les mettre où je veux, fit-il. Je fais un autre trou?

Luce examina la toile.

Elle l'avait peinte la veille, en cinq ou six heures. Autrefois, ça lui aurait pris beaucoup plus de temps. Des mois, probablement. Mais autrefois, elle croyait que l'Art existait, et qu'elle-même avait du talent.

Elle agita avec désinvolture son Upmann du matin.

- Vas-y à ta guise. Tout le chargeur. A ta guise. Fais ce que tu sens. C'est la spontanéité qui fait la valeur d'une création.

- Quoi? demanda Gros.

- Tire, tire; t'occupes pas de ce que je raconte. Tire.

Gros hocha la tête avec satisfaction et tira une balle dans chacun des quatre coins de la toile. Luce fit la moue. Elle n'aimait pas la symétrie.

- Qu'est-ce que vous foutez?

La voix de Brisorgueil était un tantinet hachée par l'essoufflement. L'avocat avait dû monter quatre à quatre l'échelle qui donnait accès à la terrasse. Comme il faisait déjà chaud, il lui fallut éponger son visage moite de transpiration. Puis il demeura immobile, les yeux égarés, conservant son mouchoir serré dans sa main qui tremblait légèrement.

Luce le regarda d'un air de souverain mépris.

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