Actuel / Venezuela, le pays des gens brisés
Un concours de circonstances m'a amené au Venezuela au mois d’octobre. Si les paysages sont magnifiques, si les matières premières sont abondantes, j’ai surtout rencontré des gens brisés par des années de mauvaise gestion du gouvernement socialiste, par l'impossibilité de révoquer ce gouvernement et par l'exode massif des habitants qui en a résulté.
J'ai eu l'occasion, en octobre dernier, de voyager au Venezuela. J'y ai découvert l'un des plus beaux pays qu'il m'ait été donné de visiter, avec ses plages caribéennes bordées de montagnes, sa jungle luxuriante à la flore et à la faune extravagante, sa savane avec la plus haute chute d'eau du monde, ses montagnes plates. Un pays riche en matières premières: eau, uranium, or, pierres précieuses... Le Venezuela dispose en outre des plus grandes réserves de pétrole connues au monde. Pourtant, ce sont surtout des gens brisés que j'ai rencontrés. Brisés par des années de mauvaise gestion du gouvernement socialiste, par l'impossibilité de révoquer celui-ci et par l'exode massif des habitants.
Dès l'arrivée, l’immigración fait tout pour vous montrer que vous n'êtes pas bienvenu: «Pourquoi êtes-vous ici? Où allez-vous? Quel est votre hôtel? La suite des vacances? Avez-vous des amis ici? De la famille? Votre profession?» Ce jour-là, nous étions six touristes à subir cet interrogatoire de quatre heures.
Caracas. Réputée encore récemment comme l'une des villes les plus dangereuses du monde. On découvre pourtant un centre propre, avec des magasins remplis d'articles − chaussures, vêtements, électronique − qui tentent d'attirer les clients avec leur musique tonitruante. Des stands de nourriture partout et des cafés bondés. Pas de mendiants, ni de toxicomanes ou de sans-abris. Un secteur privé qui fonctionne, même s’il ne rémunère pas beaucoup. En vérité de la poudre aux yeux pour les invités de la cour politique et les quelques touristes qui se sont égarés là.
Dans ce grand drame qu'est l'exode massif des Vénézuéliens, un fait presque comique apparaît: la criminalité a diminué de manière drastique. Les entrepreneurs et les riches sont partis les premiers, suivis des intellectuels, des artistes et de la classe moyenne. Même la mafia s'en est allée tant il n'y avait plus rien à prendre. On se déplace dès lors dans le pays en s'y sentant en sécurité. Seules la police et l'armée sont à craindre.
J'ai loué une voiture à l'aéroport à un prix exorbitant − une autre astuce pour dissuader les touristes de partir seuls à la découverte du pays. En discutant avec les locaux, j'ai conçu un itinéraire d'environ 4500 km vers l'ouest: visite de Merida dans la cordillère des Andes, puis longer la frontière colombienne pour revenir au nord via Maracaibo. Ce plan ne devait pas être mis en œuvre.
Première leçon: ne jamais faire confiance à une route qui n'est pas une autoroute. Et même là...
L’autoroute 1 de Caracas à Valencia, le pôle économique du Venezuela, sur près de 170km, est entretenue par des centaines d'ouvriers. Tout est beau et propre. Après Valencia, les choses se gâtent: nids de poule, herbe sur l’asphalte, rouler devient périlleux. De nombreux villages ne sont plus accessibles qu'avec d'immenses 4x4. Il faut alors rebrousser chemin. «La carretera está rota» (la route est coupée) expliquent les villageois, les larmes aux yeux. Désormais coupés du monde, ils se sentent abandonnés. En dehors des grandes villes comme Maracay, Valencia, Barquisimeto et Merida, le monde des Vénézuéliens s'effondre. Les bâtiments noircis ont l'air d'avoir été frappés par la foudre. Tout est délabré. Des hôtels datant des années 70 autrefois magnifiques, des musées, des bâtiments sociaux − tout tombe en ruine par manque d'argent. C'est comme si un voile de tristesse s'était posé sur le pays: pas de couleurs, pas d'amour du détail ni d'éclat ou de gaieté. Seule la musique, forte, généralement du reggaeton, tente de masquer cette tristesse.
Deuxième leçon apprise: tu es dans un pays qui déteste l'impérialisme américain et qui est paranoïaque vis-à-vis de l'Occident, sois prudente et accepte-le.
Si la plupart des habitants ne m'ont pas regardée avec méfiance, près de 20% d'entre eux, en revanche, n'ont pas hésité à me faire comprendre qu'il me considérait comme un espion à la solde de l'impérialisme américain. Impossible de leur faire baisser la garde. Le gouvernement socialiste a fait du bon travail! Au Venezuela, tout est de la faute de l'impérialisme américains. Les journaux, la radio et la télévision diffusent jour après jour cette propagande. A mon arrivée, début octobre, les médias célébraient le début des festivités de Noël, fixées à cette date par le président, Nicolas Maduro, afin de détourner l'attention des dernières élections très turbulentes et même truquées. Lui et son parti, le PSUV, sont affichés partout: sur les murs, les lampadaires, les maisons et les parois des montagnes. Aucune affiche de l'opposition, bien sûr. Pas plus que de médias indépendants dans le pays. Twitter et Signal ne sont pas accessibles, contrairement à Facebook, WhatsApp et Instagram. Comment s'exerce la censure sur les réseaux sociaux au Venezuela? Impossible de la savoir.
Troisième leçon apprise: enlève tes lunettes de soleil avant les checkpoints de la police et de l'armée.
Sur la route, les checkpoints sont nombreux, parfois situés à moins de 10 kilomètres de distance: un de la police, l'autre de l'armée. Et à chaque fois, sans exception, ils rackettent, les touristes comme les autres: cinq dollars, parfois plus. Sur ordre de leur supérieurs afin que ceux-ci puissent arrondir leurs fins de mois.
Ce n'est que sur place, en découvrant le pays, que j'ai entendu parler pour la première fois de l'histoire de cette jeune Allemande, accusée à tort de trafic de drogue et libérée, six mois plus tôt, grâce aux efforts de son gouvernement, après deux ans d’incarcération1. Et d’autres au cours des derniers mois: Espagnols, Américains, Péruviens, Colombiens, Tchèques2, tous arrêtés pour des motifs fallacieux et qui croupissent désormais en prison en attendant que Maduro obtienne sa contrepartie d'autres gouvernements. Les étrangers comme moyen de pression. Le danger était réel. La présence et l'inquisition laborieuse de la police et de l'armée m'intimidaient. Mieux valait payer. Et éviter à tout prix de sortir du véhicule ou de se retrouver seule avec un représentant du pouvoir. Un exercice fatigant et frustrant: j'ai écourté mon voyage en voiture au bout de 3000km pour me «réfugier» dans un petit village côtier appelé Choroni.
Quatrième leçon : les gens sont brisés et il faut en tenir compte.
Pourquoi l’histoire récente du Venezuela a brisé les gens? Quelques explications contextuelles. Jusqu’à la fin des années 1950, le pays a été secoué par des dictatures et des putschs. Mais les années quarante et cinquante avaient vu arriver une vague d'immigrants fuyant l'Europe de l'après-guerre, dont plus de 300'000 Italiens ainsi que des milliers d'Espagnols et de Portugais, lesquels avaient contribués à l'affirmation d'une volonté démocratique.
Il faudra attendre 1958 et l’élection de Romula Betancourt pour que soit consolidée la démocratie capitaliste, les résultats des élections respectés et que commence une période prometteuse. Les présidents démocratiquement élus se succèdent et, avec eux, de grands projets tels que la construction de ponts, tunnels, routes, bâtiments. Le grand barrage de Guri, l'un des plus grands du monde avec ses 21 turbines qui produisaient jadis 40 TWh par an, a été achevé au milieu des années 1970. Il produisait alors plus d'un tiers de l'électricité du pays, laquelle était également exportée vers le Brésil et la Colombie. Pendant 30 ans, malgré des bas et des hauts, le Venezuela a été une démocratie et, surtout, l'un des pays les plus prometteur d’Amérique du Sud.
Puis, en 1999, Hugo Chavez a été élu et, avec lui, un ensemble de réformes, appelées «révolution bolivarienne», ont vu le jours: promulgation d'une nouvelle Constitution, renforcement de la démocratie directe et nationalisation des industries clé. Mais aussi, afin de lui permettre de renforcer son pouvoir et de le garder: l'intégration de l'armée dans la politique, le désarmement de la population et le vote électronique.
L'agriculteur Franklin Brito, dont la ferme avait été expropriée en 2005 après qu'il se soit disputé avec un politicien local, est devenu le symbole du glissement du Venezuela vers une dictature socialiste. Franklin Brito est mort après une longue grève de la faim en 2010.
Souverainiste, la «révolution bolivarienne» de Chavez prévoyait également la reprise du contrôle de l'exploitation pétrolière, jusqu'alors entre les mains d'une alliance de multinationales − Exxon, Total, British Petroleum − pour l'extraction et le traitement du pétrole brut extra-lourd. A la corruption qui imposait déjà certaines parties de la PDVSA bien avant l'arrivée de Chávez, se sont ajoutées une mauvaise gestion et des décisions stratégiques douteuses, dont la plus spectaculaire a été le licenciement, en 2003-2004, de 20’000 employés, surtout des cadres. La baisse des prix du pétrole et la spéculation ont entraîné l'effondrement de l'économie du pays, de la production à la maintenance des installations. Le barrage Guri connaît le même sort. Et tant d’autres infrastructures. Sans parler des sanctions imposées par le gouvernement américain. Tout ça avec des conséquences dramatiques pour la population: hyperinflation (la monnaie nationale a perdu 14 zéros en 24 ans), pénurie de produits de base, augmentation du chômage, de la pauvreté, de la malnutrition et de la criminalité et, au final, l'un des plus grands déplacements de population de l'histoire de l'Amérique du Sud. On estime que 8 millions de Vénézuéliens ont quitté le pays depuis 2014. Souvent des jeunes, ce qui constitue une expérience traumatisante pour les familles restées au pays.
Une immigration somme toute bien compréhensible quand on sait que tous les fonctionnaires, du professeur d'université au policier en passant par l'employé de bureau et le balayeur, reçoivent moins de 5 dollars par mois. A titre de comparaison, un trajet en bus de 200 km coûte 5 $. Un poulet avec du riz au restaurant 3 $. Une bouteille d'eau de 5 litres 4 $. Le passeport? 300 $. Les gens survivent uniquement grâce à l'argent envoyé par la diaspora. Ceux qui n'ont personne à l'étranger sont mal lotis. Des octogénaires, qui ont travaillé toute leur vie sous la démocratie capitaliste et ont cotisé à la sécurité sociale, vendent des bonbons dans la rue pour subsister. Chaque maison reçoit un sac rempli de riz, de farine de maïs et d'huile afin de couvrir les besoins de base. Mais pour l'obtenir, il faut s'inscrire sur la plateforme du gouvernement. Or on murmure que le gouvernement profite des inscriptions pour introduire des chevaux de Troie dans les téléphones portables et mettre la population sur écoute.
Et pendant ce temps, Maduro, élu à une courte majorité lors d'une élection très controversée en 2013, à la mort de Chávez, poursuit sa propagande, assurant que des temps meilleurs sont à venir. «Nous pourrons bientôt exporter davantage de pétrole», peut-on lire régulièrement dans les journaux. «Tenez bon». Et «Regardez, un centre médical a été ouvert ici, nous prenons soin du peuple». «Le Venezuela, le grand pays socialiste qui s'oppose à l'impérialisme américain, sera admis au sein des BRICS. Nous en connaîtrons la gloire.» En réalité, la procédure d’admission aux BRICS est longue et la vente du pétrole national pas pour demain. En revanche, jamais Maduro ne mentionne les centaines de tonnes d'or que son gouvernement rapatrie depuis plus de 20 ans dans le pays pour financer, soi disant, les programmes de redistribution du «socialisme du 21e siècle». Un programme dont la population n'a, bien entendu, rarement vu le moindre résultat.
Des gens brisés, résignés devant ce pays passé de la démocratie capitaliste à la dictature socialiste, un pays qui a perdu son éclat, sa fierté, sa substance et qui n'est plus que l'ombre de lui-même, lui autrefois si prometteur. Voilà qui devrait nous faire réfléchir.
2 https://www.tdg.ch/venezuela-arrestation-de-trois-americains-deux-espagnols-et-un-tcheque-accuses-de-complot-714899828494
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@abarto 27.12.2024 | 09h26
«Madame Dohr, lorsque j'ai lu que vous aviez loué une voiture, et vraisemblablement seule, j'ai immédiatement pensé au risque pris. Quelques lignes plus loin, ce risque pris était confirmé par le fait que des personnes ont été emprisonnées. Pour m'être retrouvé dans une situation analogue à une frontière bolivo-péruvienne, au milieu de nulle part et totalement à la merci du "douanier" qui a inspecté tous les médicaments de ma trousse de santé avec un air provocateur et dédaigneux, je sais très précisément quels ont été vos sentiments. Pour avoir traverser beaucoup de frontière et de check points en Amérique Latine et en Afrique, je salue votre courage qui nous permet de lire votre article très instructif ! Merci.»
@Alain Schaeffer 27.12.2024 | 13h18
«Espérons, prions pour que ce pays se relève progressivement de cette situation.»