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Média indocile – nouvelle formule

Analyse


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Dans un essai paru il y a deux ans, le reporter indépendant et ancien correspondant de guerre Gianluca Grossi (un visage assez connu outre-Gothard pour avoir présenté le téléjournal) établit un parallèle éclairant entre notre manière de parler de la guerre en Ukraine et l’attitude qui a été la nôtre (et le discours adopté par des médias) pendant les deux années de pandémie de Covid. Il y brosse un tableau nécessaire parce que sincère (quoique pas toujours très flatteur) de la manière dont les médias et la société ont géré la crise. Dans l’espoir que certains écueils (notamment l’analyse exclusivement fondée sur une lecture clinico-médiale de la réalité) et réflexes sauront être évités à l’avenir.



Renato Weber


«Si quelqu’un nous avait dit que nous devrions un jour faire face à une maladie virale très contagieuse dont l’évolution peut dans certains cas être mortelle, en arrêtant le cours du monde, en nous mettant à surveiller mutuellement nos (nouveaux) comportements, jusqu’à dénoncer le voisin qui a eu le tort de ne pas s’être départi entièrement des anciens comportements, et en permettant que soient gelées, au nom de cette nouvelle société milice, nombre de libertés fondamentales que nous tenions désormais pour acquises et inattaquables (la liberté est si fragile), que nous suspendrions les parlements et que nous remettrions au goût du jour des mots au parfum de guerre même si nous n’étions pas en guerre (pourtant, il y avait une ambiance de guerre), si quelqu’un nous avait dit que nous les aurions écoutés sans sourciller, allant jusqu’à nous enfermer chez nous, l’aurions-nous cru? Non, nous l’aurions pris pour un fou.» (traduction de R. Weber)

Selon Grossi, une de nos erreurs fondamentales est de considérer l’actuelle guerre en Ukraine comme ne pouvant être qu’une erreur, ou du moins le résultat d’une décision irrationnelle prise par un esprit malade (Poutine). Alors que cette guerre, comme d’ailleurs une majorité des guerres, est malheureusement une constante dans l’histoire humaine. Facile à faire (l’être humain a toujours fait la guerre), elle est en principe le fruit d’un choix rationnel et c’est sous cet angle-là qu’il faut l’aborder si nous voulons éviter une analyse biaisée des faits. L’hypothèse de Grossi est que ce réflexe se serait renforcé pendant les deux années de pandémie, que ce sont elles, notamment avec l’omniprésence des images d’hôpitaux dans les médias et de la vision médico-psychologisante, qui nous ont confortés dans cette lecture.

Après cette comparaison éloquente des deux situations de crise, pandémie (de Covid) et guerre (d’Ukraine), Grossi consacre une bonne partie de son essai à une analyse plus personnelle, mais pas moins digne d’intérêt, sur les deux années de pandémie et la manière dont les principaux médias en ont parlé. Le constat qu’il dresse est aussi clair qu’accablant: pendant la pandémie, sous l’effet d’une atmosphère empreinte de peur – certes la peur humaine et ancestrale de mourir à notre tour, mais attisée par les discours scientifique et politique présentant les mesures imaginées pour la juguler comme une nécessité absolue – nous avons mis en stand-by pas moins que notre faculté (et la liberté) de penser! Nous laissant aller à une sorte de passivité ou de torpeur impensables auparavant, préférant abandonner notre sort aux mains des autorités et de leurs décisions souvent incohérentes mais prises sous le régime du droit de nécessité, convaincus que tout cela était pour notre mieux.

Ce que l’auteur décrit entre autres d’une manière fort véridique, c’est la dynamique sociale bien connue qui veut que moins les citoyens disposés à remettre en doute certaines décisions – ceux en somme qui conservent la capacité à douter, qui pensent que la manière dont nous gérons la crise n’est pas forcément une fatalité, qui croient toujours que (se) poser des questions ne peut pas être irresponsable, etc. – sont nombreux, plus ceux qui «résistent» se sentent seuls et sont réduits au silence. Dans le même registre désabusé, la constatation de l’auteur selon laquelle une chose que ces deux années de pandémie ont montré, c’est la facilité avec laquelle nous acceptons de faire ce qu’on nous demande, persuadés que c’est la seule bonne manière de faire.

Dans ce qui peut tout à fait se lire comme un réquisitoire adressé aux confrères des canaux traditionnels, Grossi reproche aux médias d’avoir repris sans filtre critique pendant ces deux années les propos apocalyptiques des scientifiques, les amplifiant inutilement, d’avoir décrit (et réduit) la réalité pourtant ô combien complexe à travers le seul prisme des difficultés rencontrées dans les hôpitaux (en montrant toujours les mêmes images assez explicites) et la ribambelle des nombres de contagions (chiffres perdant ainsi tout leur sens), et surtout d’avoir utilisé la peur – une arme redoutable, même certains politiciens l’avaient compris – comme outil narratif. Un discours unilatéral et une simplification affligeante de la réalité, pour Grossi, d’autant plus gênants qu’à aucun moment, entre 2020 et 2022, il n’y a eu de censure. En fait, les pages de Grossi sont aussi un cri d’indignation: pourquoi personne, journaliste ou citoyen, n’a eu le courage de dénoncer le fait que nous étions devenus une multitude uniforme et obéissante au-delà de toute mesure justifiée et sans nécessité prouvée? Un cri qui ne peut pas lasser indifférents celles et ceux de la terra di mezzo (comme il appelle les happy few demeurés entre les deux extrêmes) comme lui, qui n’ont jamais nié ni l’existence du virus ni la nécessité de mesures pour la juguler.

Réquisitoire, cri d’indignation, oui, mais l’ouvrage de Gianluca Grossi se lit aussi (presque) comme un conte philosophique, nourri d’une part par la riche et longue expérience personnelle sur le terrain des conflits de ce monde, mais d’autre part aussi par une sagesse de type plus littéraire ou, justement, philosophique, qui vient très judicieusement appuyer ses réflexions sur des notions plus générales comme par exemple la suspension volontaire de l'incrédulité, le type de l’hypocondriaque ou la catégorie de l’exceptionnel (ou de l’impensable), dans laquelle bon nombre de médias ont eu, du moins au début de la guerre en Ukraine, le réflexe de ranger ce conflit. Empêchant ainsi une nouvelle fois (après la pandémie) un débat fondé sur des arguments et leur plausibilité. Et le privant de tout fondement rationnel.

On regrettera seulement que l’ouvrage ne soit pas disponible en français, les enjeux soulevés étant les mêmes en Suisse romande (de nombreux points présentent même une validité universelle).


«La libertà è una parola. Sul giornalismo apocalittico», Gianluca Grossi, Lugano, Redea Publishing, 152 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

6 Commentaires

@Lou245 12.07.2024 | 10h47

«Hélas beaucoup de voix se sont en réalité levées pour dénoncer les abus. On les a fait taire, censurées et baillonnées... et cela continue avec la guerre en Ukraine. »


@Pipo 13.07.2024 | 15h08

«Eh oui hélas! Pour la plupart d’entre nous avons désappris à penser depuis 4 ans . Preuve en est la remarque stupéfiante d’un chercheur en neurosciences, Sébastien Diegez, très présent dans les médias pendant le Covid et chasseur de complotistes, affirmant lors d’un Infra Rouge sur la crise covidienne: «  on ne peut pas penser par soi- même « ! Il avait alors fort heureusement été remis à sa place par Myret Zaki qui participait à l’émission.
P. Flouck »


@Latombe 15.07.2024 | 10h40

«La question fondamentale est celle des références.
A quoi se réfère-t-on quand on réfléchit à une question sociale?
Toute personne est plongée dans une société qui a des codes et des incitations majoritaires.
Ce n'est pas parce qu'on décrète qu'on se méfie de l'Etat, en particulier les complotistes et sonneurs de cloches de tout bord ,y compris au sommet de l'appareil comme Ueli Maurer, que l'on est automatiquement indépendant.
Non on se rend dépendant d'un autre courant dont le sens est souvent de s'opposer au courant majoritaire et alors qui a raison?
Personne.
Nous sommes condamnés, sous peine de mort, à faire société sur la base de certains espoirs : santé, prospérité, durabilité, équité, justice, ... qui ne sont, quoi qu'on en pense, jamais garantis.
En tant qu'individu on ne pense donc pas par soi-même, mais à travers le prisme de la culture héritée de son milieu, y compris quand on s'y oppose comme souvent à l'adolescence..
Faites l'expérience de penser contre vous-même pour voir à quel point des références culturelles: chrétiennes, de bien commun, de justice, voire d'égalité, reviennent à votre insu.
Nous sommes contraints par la nécessité de vivre ensemble à trouver des compromis entre idéaux contraires comme liberté individuelle et principe de précaution collective (l'épisode de COVID entre autres).
On peut le regretter mais mieux vaut le savoir et accepter de devoir se faire une opinion puis la défaire et s'en refaire une autre, puis, ... , comme Sisyphe, inlassablement.
Excitant la vie humaine, non?»


@Pipo 16.07.2024 | 10h29

«En réponse à Latombe à propos de l’article «  Avons-nous désappris à penser ».
Penser par soi- même ne signifie bien sûr pas inventer des théories farfelues pour s’opposer aux opinions dominantes par principe ou pour se démarquer par soucis d’originalité. Il est évident que nous sommes influencés par notre culture, notre éducation, notre milieu, nos lectures , nos préférences politiques, etc. Penser par soi- même veut dire, à mes yeux et à ceux de la plupart des gens, tenir compte d’avis divergents et à partir de là se faire sa propre opinion. Or c’est ce qui ne sait pas passé ces dernières années sur les sujets «  chauds »( Covid, Ukraine, climat ) où les avis divergents ont été presque systématiquement taxés de complotistes.
Il est évident qu’il n’est pas toujours facile de trier le bon grain de l’ivraie parmi toutes les informations dont nous disposons ! Il n’est pas interdit d’avoir un peu de bon sens et de ne pas confondre les théories complotistes » frappa - dingues « , comme le disait Jacques Pilet, avec les critiques pertinentes des «  complotistes «  raisonnables « .
Pierre Flouck
»


@Latombe 18.07.2024 | 16h25

«Désolé Pipo, mais invoquer le bon sens c'est penser qu'il existe, or ...
A l'époque de Galilée penser que la Terre tourne autour du soleil c'est heurter le bon sens : tout le monde voit bien que le soleil tourne dans le ciel!
Aujourd'hui penser que les vaccins sont un danger et vouloir interdire l'Etat de les promouvoir est-ce avoir peur, "frappa dingue" ou
n'avoir pas le bon sens?
Délicat?
D'où mon retour aux références en particulier celles des sciences humaines et sociales et à leur inlassable questionnement.
»


@stef 02.08.2024 | 17h56

«Tout exécutif gouvernemental devrait obligatoirement disposer d'un membre permanent qui remet systématiquement en doute une décision unanime du collège, afin d'éliminer raisonnablement toute possibilité d'erreur.»


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