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Culture


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Avec 150 titres parus dans diverses collections, monographies, écrits d’artiste, livres de poche, L’Atelier contemporain fête ses dix ans d’existence.
Nous avions découvert cet éditeur en 2019 avec «Le Geste du regard» de Renaud Ego, un essai enchanteur et passionnant sur la peinture préhistorique. Nous avons parlé ici de pas mal de ses livres.



Ses trois dernières publications concernent le peintre Gilles Aillaud qui va être exposé cet automne pendant quatre mois à Paris, au Centre Pompidou, un échange de correspondance autour du Winterreise, le Voyage d’hiver de Franz Schubert, entre un peintre et un écrivain, et le dernier numéro d’une revue qui se propose de redéfinir l’antique concept de beauté.

Gilles Aillaud, peintre d’animaux

Dans Chères images, Nicolas Pesquès mêle théorie, descriptions et souvenirs du peintre. 

Né en 1928 et mort à Paris à 2005, Gilles Aillaud est le fils d’Emile Aillaud, l’architecte auteur des Tours nuages de Nanterre qu’on a beaucoup vues lors des récentes émeutes en France parce que c’est là que Nahel a été tué.

Ayant un goût prononcé pour la philosophie, préférant Spinoza à Montaigne, fréquentant Sartre, critiquant Camus, anti duchampien primaire, co-organisateur d’un scandale, La mort tragique de Marcel Duchamp, une série de toiles montrant ce dernier jeté dans les escaliers, devenu hémiplégique à 50 ans, mais ensuite dans la résilience, il effectue en 1988 un voyage au Kenya et meurt donc en 2005 des suites d’une longue maladie.

Technique et sujet

«Enfant, je faisais des tableaux d’animaux, j’allais dessiner au Jardin des Plantes avec ma sœur, un tableau par jour, des flamants roses, des scènes rêvées...».  

Pas de distanciation à la Bertold Brecht, non. Une pleine confiance accordée sans aucune réserve aux pouvoirs de l’illusion. Pas de drame. La couleur est locale et on reconnaît toujours ce qui est représenté. Trois périodes, l’une politique, militante, les deux autres, les animaux en cage et puis  les animaux dans la nature, juste descriptives et démontrant un visible plaisir du faire en soi et pour soi, un pur plaisir de peindre.

Bref, Gilles Aillaud, loin de tout projet de maîtrise ou de  possession du monde, a cherché l’effacement, l’humilité, une réconciliation. Dans sa peinture, il n’y a pas de message, pas d’invention formelle, pas d’allégorie, genre privation de liberté. Les animaux ne s’expriment pas, ils sont.

Le Winterreise de Franz Schubert – Echange de lettres entre Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel

L’un est un écrivain dépressif, l’autre, un peintre et poète hyper actif. 

Pendant l’été 1993, ils échangent des lettres autour du Winterreise de Franz Schubert. Leur version favorite étant celle que chante Julius Patzak qui, comme l’écrit l’un d’eux, déchante plus qu’il ne chante.

Christian Gailly, l’écrivain, est publié aux Editions de Minuit par Jérôme Lindon et ses livres traitent, dans un ton qui se veut léger et gai, de la solitude, de la maladie, de la mort et des amours toujours impossibles.

Gérard Titus-Carmel, le peintre, expose depuis 1964 et son œuvre est représentée dans une centaine de musées et de collections publiques.

Ils sont amis, beaux-frères, ex membres d’un même combo de jazz et communient dans la religion de l’art. Leurs saints étant ici, outre Franz Schubert, Ingmar Bergman, Mathias Grünewald, Shelley et Keats, James Joyce, Eric Dolphy, Samuel Beckett, Maurice Ravel.

L’un, hanté par la mort, l’autre, visité par la beauté, tantôt désabusés, tantôt enjoués, les deux cherchant, dans leurs échanges épistolaires, à échapper à la solitude, mais n’arrivant pas à communiquer, étant toujours de plus en plus éloignés d’une vérité qu’ils ne parviennent pas à formuler.

 «Que dire, que faire, alors, sauf espérer que crève parfois la bulle, et qu’à l’occasion de trop rares intuitions, moments privilégiés ou éclairs de chaleur, nous ayons le temps d’apercevoir, par ce trou d’épingle perçant l’opacité de notre nuit, une lumière désespérément fugace, brillant d’un éclat aveuglant?»

Pendant que Titus-Carmel s’active à façonner un livre dans l’atelier d’Eric Linard à Strasbourg,  Gailly, rejouant la partition de Beckett dans L'Innommable, lui écrit: - Tu sembles regretter de tourner en rond. Moi pas.

Conscience malheureuse ou pas, coûte que coûte, il leur faut, à tous deux, anéantir le temps, produire de la beauté et ça n’a pas l’air facile. L’épiphanie, ça se mérite! Gailly, le langage le désespère, l’avenir de son travail l’angoisse, sa solitude prend des accents paranoïdes. Ses dernières lettres, amères et désabusées, assènent le coup de grâce. Ils ne se reverront jamais.

Beauté(s)

Dans la dernière édition de L’Origine des espèces, en 1856, Charles Darwin s’interroge sur la nature du sentiment de la beauté. Qu’en est-il 167 ans plus tard? La nouvelle livraison de la revue  Beauté(s) paraissant elle aussi ce mois-ci à L’Atelier contemporain, rouvre l’enquête en interrogeant une petite poignée d’artistes et de penseurs.

Prenant acte de la fin d’une prétention européenne à l’universalisme, cette livraison de Beauté(s) croise donc des approches philosophiques, anthropologiques ou sociologiques, celles de Yves Le Fur, Michel Thévoz, Yves Michaud, Philippe Descola et des réflexions esthétiques, éthiques ou politiques de plusieurs artistes contemporains dont Claire Chesnier, Estèla Alliaud et Fabrice Lauterjung.

Onze contributions

Parmi toutes ces contributions, l’artiste conceptuelle Estèla Alliaud, lorsqu’on lui demande ce qu’est la beauté pour elle, répond qu’elle n’est pas ce qu’elle cherche et que dans son travail, tout ce qui lui importe est d’être dans le faire, dans la part qui lui échappe, et qu’elle ne vise pas un résultat mais un état, qu’elle n’est pas en quête de réponse mais dans le vif espoir de rencontrer  des choses inattendues, et que c’est pourquoi elle accorde la même attention à un élément trouvé, à une forme accidentelle, qu’à son propre faire et qu’elle sait, qu’elle sent que les formes laissées de côté, des formes précaires, sont souvent plus chargées de densité que celles qui s’affichent sur tous les écrans de nos pauvres vies si avides de beautés narratives et/ou spectaculaires.  

Sinon, on peut glaner de ci de là, dans les autres contributions, des intuitions intéressantes. Cézanne s’est-il inspiré des vues du Mont Fuji d’Hokusai pour les siennes de la montagne Sainte-Victoire? Les pratiques esthétiques à l’œuvre dans les photographies de Man Ray et de Walker Evans ont-t-elle influencé la perception de l’art africain par les artistes et les collectionneurs n’ayant pas vu les originaux?

Philippe Descola

Pour Philippe Descola, la peinture n’est ni pâle copie, ni alternative au réel, elle est un langage car, dit-il, toutes les images sont des signes. Signes les animaux ou les objets représentant la Passion du Christ, signes la Croix et la Couronne d’épines. Bref, il identifie quatre modes de perception de ces images: animiste, totémiste, analogique et naturaliste, et dit que ce qui l’intéresse lui, ce sont les images-indice et les images-icône.

Copier, nous dit-il aussi n’est pas réactiver une trace. Réactiver, ce n’est pas mimétique, c’est rendre visible la puissance d’être qui a façonné le monde. La fonction des images est de faire advenir des entités invisibles. Bref, il n’y a pas de surnaturel parce qu’il n’y a pas de naturel. Le soi-disant naturel étant une vue de l’esprit d’origine européenne.

Yves Michaud

Yves Michaud ancien génial directeur de l'Ecole nationale supérieure des Beaux-arts et auteur, entre autres de Enseigner l'art? analyses et réflexions sur les écoles d'art, 1993, La Crise de l'art contemporain, 1997, L'Art à l'état gazeux: essai sur le triomphe de l'esthétique, 2003 «L'art c'est bien fini», Essai sur l'hyper-esthétique des atmosphères, 2021; nous apprend que l’art ne survit que dans des ZEP (Zones Esthétiques Protégées), qu’il est moribond et que son agonie est bruyante, que tout est devenu divertissement, que l’art dit «contemporain», c’est argent, people et moraline et qu’il espère que vont revenir d’ici peu des pratiques devenues rarissimes telles que la satire de tous les pouvoirs, la critique argumentée et l’exercice de la virulence dans les échanges d’opinions.

Michel Thévoz

Michel Thévoz, notre moderne Saint-Just de l’art actuel, envoie lui aussi ses scuds et tout en fustigeant le marché de l’art, annonce qu’il y a plus de créativité dans les graffitis qui ornent des wagons de chemin de fer ou des entrées de parking que dans les fondations d’art de divers milliardaires. Plus d’art dans un paysage, une chaîne de montagne, un nuage, que dans les chambres fortes des ports francs de Genève ou de Bâle qui abritent les objets de toutes leurs misérables pratiques spéculatives. Plus d’art chez les graffeurs anonymes que chez les vedettes du marché. Oui, dit-il, les municipalités, dans leurs dérisoires tentatives de récupération, ont beau proposer des surfaces réservées aux sprayeurs, les galeristes les engager à se reconvertir à la peinture de chevalet, les débaucher dans le street art, les vrais praticiens de la chose tournent en dérision le fétichisme de l’œuvre d’art et le font exploser.


«Chères images», Nicolas Pesquès, L’Atelier contemporain, 192 pages.

«Dernier voyage», Christian Gailly & Gérard Titus-Carmel, L’Atelier contemporain, 104 pages.

«Beauté(s)», L’Atelier contemporain, 136 pages.

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