Culture / Jean-Luc Godard et son œuvre, une encyclopédie!
L'essayiste Youssef Ishaghpour (1940-2021), auteur de trois volumes monumentaux de 1'000 pages chacun sur Orson Welles, nous a laissé cette «Encyclopédie Jean-Luc Godard» publiée de façon posthume aux éditions Exils. Il s’agit ici du premier volume. Un deuxième volume, «Ecrits politiques sur le cinéma», sera publié ultérieurement.
Ishaghpour, à propos des trente-deux longs-métrages qu’il analyse, se centre sur leur singularité et considère les films indépendamment les uns des autres. Philosophe de formation et critique d’art, il va au fond des choses en essayant inlassablement de définir ce qu’est l’image dans nos sociétés et ce qu’est le cinéma.
L’ouvrage consiste moins en une analyse-somme qui délivrerait la vérité d’une œuvre en tous points exceptionnelle, qu'en un décryptage des intentions et des références réellement à l’œuvre dans chaque film évoqué. Nous sommes donc face non pas à un corpus unifié mais à des groupes de films au corps singulier, répondant à une logique propre dont l’analyse tend à déplier la carte mentale.
Godard, derviche tourneur
Godard, c’est un monceau de citations, de références à l’opéra, à la philosophie allemande, française, à Derrida, à Deleuze, à des romanciers, à la littérature, à la politique, aux mythes, à d’autres films, mais Youssef Ishaghpour n’en donne pas pour autant dans le name dropping, ici, Novalis, là, Wagner, ici, Roger Federer, là, Rafael Nadal. Non, non.
Lui, il analyse et tend à remettre à plat le bricolage mythologique de notre cinéaste vaudois.
Godard, tout questionnements et provocations, renverse les barrière entre l’avant-garde et la culture de masse, use et abuse de sous-textes, de références, de musique, de mythes, mais il le fait toujours au présent, et toujours dans un mouvement dialectique, toujours en se logeant dans la mise en crise générale de la représentation et de la réflexivité moderne. Ce qu’il cherche de façon acharnée, c’est l’essence du cinéma, ce qui en existe au-delà de tout ce qui est anecdotique, l’historicité du présent!
La question juive
La critique du sionisme hante Godard. Il dit qu’Hitler a transformé les petits juifs en nazi, en Israël donc. Il a une véritable adulation pour Hannah Arendt et beaucoup d’admiration aussi pour Simone Weil, la convertie. Youssef Ishaghpour, d’origine iranienne et juive, analyse et démontre que le rapport de Godard à la Palestine et à la «question juive», est tout sauf simple. C’est clair que, comme disent les jeunes aujourd’hui, c’est grave malaisant quand Godard raconte, qu’isolé dans le monde du cinéma, il porte l’étoile jaune. Les juifs veulent être pareils et différents. Moi aussi, dit-il, et en cela je suis un juif du cinéma.
Godard producteur d'idées
Godard ne cherche pas à transmettre des idées mais à en produire! C’est un entomologiste, un sociologue, un artiste pop, c’est la non-différence entre la fiction et le documentaire, c’est on ne fait pas ce qu’on veut mais ce qu’on peut, du côté de la technique, la possibilité de l’impossible, pas de spots, pas de maquillage, être léger, mobile, c’est liberté insolente, spontanéité, légèreté et caractère enjoué, quelque chose comme l’emploi du langage parlé en littérature.
Godard, c’est la contradiction incarnée, le montage par élision, et donc, redisons-le, un nombre infini d’allusions à l’art et aux artistes, à Paul Klee, Jean Giraudoux, Vélasquez, Monet, Courbet, Mozart, Beethoven, Haydn, c’est jeu, humour et ironie, liberté, des références à l’opéra, à la philosophie allemande, à Céline, Stevenson, Chandler, Faulkner, Gershom Scholem, Hannah Arendt, à Jean Vigo, Jean Rouch, Luc Moullet, à un milliard d’autres films.
Godard, c’est aussi la frime pop, les grosses voitures, les Oldsmobile, les Ford Galaxie, Mustang, Thunderbird, l’Alfa Romeo, la Mercedes 280 S.
Godard, archétype du cinéaste artiste
Si être un artiste, c’est travailler contre soi-même, Godard est l’archétype de l’artiste, chacun de ses films étant l’exact contraire du précédent. Autant A bout de souffle était léger, autant Le Petit Soldat sera lourd mais tout autant plein de vitalité avec Anna Karina disant au téléphone:
– Je ne suis pas triste que vous partiez. Je ne suis pas amoureuse de vous. Je ne vous rejoindrai pas au Brésil. Je ne vous embrasse pas tendrement.
Godard père et fils de lui-même
Si dans A bout de souffle, l’absence de référence à une situation précise a gardé au film son incontestable fraîcheur, Une femme est une femme est du cinéma dell’arte comme il y a eu de la commedia dell’arte. Vivre sa vie, une comédie musicale dans laquelle l’artifice devient l’essentiel. Il s’agit désormais du cinéma en tant que tel, Godard devenant ainsi sa propre origine et sa propre référence. D’emblée, pour lui, le film est un lieu de représentation, un dispositif et non une réalité illusionniste.
Bande à part développe son côté Jean Vigo. Tout est relatif et instable, sans contour. Tout se consomme. On entre dans le Pop’Art, pratique du monde dans laquelle la réalité est toujours déjà constituée d’images de reproduction, de publicités et est adhésion sans réserve à l’actuel, à un présent sans passé.
Une femme mariée est un film sociologique qui reproduit le vécu du moment et surtout un film où le cinéma est heureux de n’être que ce qu’il est.
Alphaville nous fait découvrir la voix de l’ordinateur et Pierrot le fou est la tentative de filmer ce qu’il y a entre les choses. «A qui tu parles?» demande Marianne. Pierrot: «Aux spectateurs».
Made in USA est la quintessence de ce côté Pop’Art avec Anna Karina en chandails et robes tape-à-l’œil, Léaud habillé de blanc, des affiches à moitié arrachées, Mick Jagger, Keith Richards, la flèche d’une enseigne lumineuse, un panneau géant Walt Disney, des bandes dessinées, un nihilisme aristocratique, de la parodie, un monde de signes, de reproduction généralisée, d’images de seconde main, un monde sans émotion ni subjectivité, le tout venant de la consommation et de la culture de masse.
Godard politique
Masculin Féminin aussi avec son absence d’aura, le maintenant, l’actuel, les enfants de Marx et de Coca-Cola et, nouveauté entre toutes décisives, l’arrivée massive de la politique avec grèves, syndicats et guerre du Vietnam.
Deux ou trois choses que je sais d’elle marque le passage de l’histoire au discours: pour vivre dans la société parisienne d’aujourd’hui, il faut se prostituer. Discours de Godard donc, ce qui va être dorénavant sa marque et sa signature.
En 1967, il y aura La Chinoise, avec des musiques de Karlheinz Stockhausen, Schubert et Vivaldi, L'Internationale et la surprenante chanson Mao Mao de Claude Channes, musique qu’il manipule, coupe, met en boucle, lui qui affichera au générique un film composé par plutôt que réalisé par. La Chinoise, film à l’aspect extrêmement déceptif et désillusionné, mais non moqueur ou narquois, non pas film militant mais un mi-chemin entre l’enquête et la quête.
En 1967 toujours, Week-end, un embouteillage, des émeutes, un couple qui se déchire et qui finit par s’entredévorer, et surtout conclusion de la première moitié de son œuvre, film majeur, ambitieux, ample, inventif, d’une grande diversité stylistique, discours sociologique, philosophique et politique, prémonition de 68. Un adieu au cinéma. Le dernier jour du tournage, il réunit son équipe et conseille à ses membres de chercher du travail ailleurs car lui, leur annonce-t-il, désire arrêter de tourner pendant quelques temps. Il veut repartir sur d’autres bases et mai 68, avec le groupe Dziga Vertov, les lui offrira.
Godard, le retour
Dans le roman d’artiste (Proust, Mann, Musil, Joyce, Gadda) l’aspiration à la création artistique était le sujet central et il en sera de même dorénavant pour Godard.
Avec Prénom Carmen, en 1983, il retourne à l’art comme esthétique de résistance, cherche une apparence qui en sa fugace apparition trouve sa raison d’être. Sans attente ni souvenir. Il est devenu pur média, arpenteur du présent, chroniqueur de l’actualité brûlante. Il parle de la crise, de la formidable puissance des machines qui se sont mises à produire des choses dont personne n’a besoin, des bombes atomiques, des gobelets en plastique. Il prophétise que si le progrès accumule ruine sur ruine, la négativité, jusque-là mode de productivité des penseurs et des artistes, risque de devenir autodestructrice.
Dans Détective, il n’y a ni texte, ni scénario, ni signification, ni récit. Le livre de référence, Lord Jim de Conrad, reste dans la poche d’Hallyday. Léaud, sortant d’une chambre, prévient Terzieff: «Sois gentil avec elle. Elle a dix-huit ans». Puis il ajoute, s’adressant à la jeune fille: «Sois gentille avec lui. Il a cinquante ans». Le cinéma doit s’affirmer contre la vidéo surveillance et le meuble télévision. «Combien de femmes dans mes bras, sur les bras et sur le dos ?» demande Johnny à son ordinateur. Calme, il mange des côtelettes, boit de l’eau, il a maigri et s’est alangui.
Débranché, moraliste, solitaire, prophète des bords du lac Léman, Godard joue Rolle contre Paris, expérimente toujours, croque, griffonne, aligne des portraits.
Godard, postmoderne
Le postmoderne a le vide en horreur. Avec humour et dans l’arbitraire le plus complet, Godard, artiste survivant à la fin de l’art, produit et détruit toutes les représentations en ne laissant intact ni contenus, ni formes. Je vous salue Marie, en 1985, est rupture avec la modernité, ce rejet du négatif et du pas-encore-advenu. Il n’y a plus rien de substantiel qu’on voudrait détruire, ni un imaginaire du futur, rien que des faits divers sans intérêt.
Dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, ce n’est plus la femme qui le tourmente mais la télévision. Il dit à Woody Allen: «Tu filmes comme un pied. Tu regardes trop la télé». Et pour lui, Godard, c’est la télévision commerciale et sa trivialité, qui ont assassiné Gérard Lebovici.
Soigne ta droite, en 1987, ce sont les Rita Mitsouko qui répètent en studio et Allemagne années 90 neuf zéro, de 1991, 24 pages très denses de Youssef Ishaghpour dénotant et situant une foultitude de noms propres: Hegel à toutes les pages, Dürer, Martin Luther, Grünewald, Grimmelshausen, Lichtenberg, Leibniz, Kant, Schiller, Goethe, Mann, Heidegger, Spengler, Benjamin, Bach, Beethoven, Mozart, Freud, Kafka, Rilke, le Suisse Füssli.
Tout comme Hélas pour moi, en 1993, commence avec une légende empruntée à Gershom Scholem et continue avec un commentateur off, citant l’une des Thèses sur la philosophie de l’Histoire de Walter Benjamin et, plus tard, L’Ecclésiaste.
Eh oui ! «Qui observe le vent ne sème point, qui regarde les nuages ne moissonne point.»
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