Culture / «Fast and Furious», roulez mécaniques
Et si la pornographie était le modèle secret du cinéma franchisé dominant? La preuve par «Fast X», dixième épisode de la série vroum vroum désormais en roue libre, affranchie de tout principe de réalité. Un cinéma barbare de destruction massive, où la foi en l'illusion, la technologie et la répétition à l'infini de formules creuses a remplacé toute velléité de pensée.
C'est par pur désœuvrement qu'on est allé jeter un œil à Fast & Furious X (Fast X dans les pays anglo-saxons). Juste une inquiétude: après avoir vomi le «prototype» de Rob Cohen, déploré sa suite signée John Singleton, manqué le «drift» du côté de Tokyo et sciemment boycotté les six épisodes suivants, serait-il possible de raccrocher à une série dont les protagonistes semblent s'être démultipliés depuis la mort (à 40 ans, au volant et en excès de vitesse, comme il se doit) de sa première vedette, Paul Walker? Oui et non: on n'y comprend plus grand-chose... sinon que cela n'a aucune espèce d'importance! Mais aussi, quel autre choix dans nos salles en cette période de Festival de Cannes? Les distributeurs ayant quasiment renoncé aux sorties immédiates, la place a été abandonnée aux blockbusters hollywoodiens. Avec, à l'autre bout de la chaîne, le non-achat prévisible de quantités de films valables présentés au festival...
Alors, que propose donc Universal à la place pour nous attirer au cinéma? Le «X» du titre, premier chiffre romain de la série, pourrait vendre la mèche. Mais n'anticipons pas trop. Côté scénario, la recette est désormais éprouvée: on remonte dans le temps (Fast Five, supposé sommet de la série), on ouvre une ligne parallèle par des flash-back et c'est reparti pour un affontement avec un nouveau grand méchant (Jason Momoa, dans le rôle du fils du baron de la drogue de Rio incarné par Joaquim de Almeida) déterminé à se venger de la «famille» Toretto (Vin Diesel & co.) qui l'a privé de père. Ajoutez le retour d'autres personnages présentés au fil des épisodes précédents, et vous obtenez un film surpeuplé (une vingtaine de rôles récurrents) avec par moment pas moins de cinq actions simultanées qui se déroulent aux quatre coins du globe: Los Angeles, Rome, Rio, Londres, le Portugal et même l'Antarctique!
C'est qu'en ses vingt années d'existence, la franchise Fast & Furious s'est en effet passablement transformée. Ce qui avait commencé comme une simple histoire de courses de voitures illégales à L.A. est devenu une affaire de casses internationaux, de terrorisme et d'espionnage, chaque suite en rajoutant dans les décors exotiques et les défis aux lois de la gravitation et de la mortalité universelles. Avec ce dixième épisode, mais sans doute déjà avant, le résultat se situe entre un Mission: Impossible et un Avengers, le talent occasionnel en moins, seuls le culte des grosses cylindrées améliorées, les sermons sur la famille sacralisée et un esprit décidément bourrin distinguant encore la série.
Rome à nouveau en ruines
De manière symptomatique, le premier plan s'étale sur une montagne de dollars, propriété des méchants, tandis qu'un peu plus tard, la famille élargie et inclusive des Toretto, elle, ne jure que par l'amour. Dominic (Vin Diesel) et Letty (Michelle Rodriguez) ont désormais une grand-mère sortie d'on ne sait où (Rita Moreno, de West Side Story) et un petit garçon, Little Brian (en hommage au grand disparu), auquel papa apprend déjà le «drift» au volant, autrement dit l'art du dérapage contrôlé! Puis c'est parti pour... Rome où la fine équipe a été appâtée pour mettre le grappin sur un convoi blindé: en fait, un piège tendu par l'infâme Dante.
Et c'est reparti pour les pneux qui crissent, les carosseries qui s'entrechoquent, les armes à feu qui arrosent à gogo. Les rares mots d'italien entendus, cazzo et vaffanculo, confirment à leur manière le niveau culturel requis pour appécier. Clou du spectacle, une énorme bombe ronde tombée du fourgon qui traverse en roulant la ville, de Piazza di Spagna au Vatican, au mépris de toute logique géographique. Pour finir, déviée par un Dominic héroïque qui s'est envolé avec sa voiture et a ricoché trois fois (il ferait un grand joueur de billard), elle explose dans le Tibre, épargnant le pape mais occasionnant de sérieux dégâts dans tout le centre historique. La séquence est ponctuée par une apparition de Dame Helen Mirren (dans le rôle d'une mystérieuse Queenie) qui, philosophe, constate que ceci n'est pas Vacances romaines et que Dominic n'a rien de Gregory Peck. La classe.
Vers la parité, mais pas le zéro carbone
On ne détaillera pas ici les nombreuses péripéties suivantes, du même acabit. Un détail qui frappe cependant est la quasi-absence de quidams dans les rues et celle de tout représentant de la loi sur le chemin de nos super-antagonistes. En effet, la série se déroule désormais dans une sorte d'univers parallèle, sans conséquences. Une réalité alternative où il n'y aurait plus de préparatifs et d'effort nécessaires, de blessures et de douleurs fâcheuses, de police et de justice ennuyeuses (ne parlons même pas de nature et de pollution); plus que de la communicationt et de l'action instantanées. Un monde technologisé de rêve, où les hommes sont presque tous bodybuildés et les femmes (Michelle Rodriguez, Charlize Theron, Brie Larson) des combattantes acrobatiques.
Comme quoi la série n'est pas restée sourde à toutes les avancées sociétales: si les hommes roulent encore les mécaniques, ce sont les femmes qui ont à présent droit aux scènes de baston les plus spectaculaires, dont elles se tirent sans une égratignure. Et face au supermâle Vin Diesel (un pseudonyme, bien sûr) à l'air de plus en plus endormi, yeux mi-clos et voix caverneuse, Jason Momoa (alias Aquaman) surjoue effrontément un méchant «dégenré» à cheveux longs, barbe et jupe polynésienne. Supermal? Franchement, il est tellement over the top que si telle était l'intention, elle ne passe pas vraiment. Par contre, il triche lors de la seule course en ligne du film à Rio (sur un front de mer miraculeusement dégagé de toute circulation), ce qui est bien sûr impardonnable.
Le final fait converger presque tout le monde sur l'autoroute côtière du Portugal pour un festival de crashs (voitures, camions, hélicoptères et même avion) suivi d'un dernier exploit de Dominic dévalant la paroi d'un barrage que Dante finira par faire exploser (c'est vraiment l'enfer!). La suite au prochain épisode, annoncé par deux teasers promettant le retour d'autres stars déjà passées par là, Gal Gadot et Dwayne Johnson. Bref, on ne voit vraiment pas ce qui pourait arrêter cette entreprise de destruction massive made in Hollywood, sinon peut-être le passage au tout électrique.
Satisfation ou plutôt abrutissement?
Epuisé, le spectateur est-il pour autant satisfait? Clairement absurde, ce spectacle hyperviolent est-il vraiment inoffensif? C'est là que revient à l'esprit le X du titre. Etalage d'attributs (muscles, bagnoles, armes, argent), absence de préliminaires et de précautions, acrobaties et brutalité surjouées, un climax toutes les 10-15 minutes: voilà qui suit très exactement le modèle qu'a développé le cinéma pornographique. Le tout sans une seule scène de sexe, quant à lui soigneusement banni de l'écran (juste un prélude vite interrompu) tandis qu'on insiste lourdement sur les valeurs familiales (au risque de rappeler Le Parrain...). Dans le grand écart puritain américain, toutes les machines à faire du fric se rejoignent décidément par leur mode opératoire.
Les producteurs diront qu'ils vendent du rêve. Leurs employés – réalisateur mercenaire (le Français Louis Leterrier), vedettes ridiculement surpayées et cohortes de techniciens, en particulier d'effets spéciaux – qu'il faut bien gagner sa croûte. Mais la réalité est qu'un tel spectacle décérébré ne fait qu'accroître la frustration face à un réel décidément pas aussi malléable, et l'incompréhension face au monde tel qu'il fonctionne vraiment. Ce cinéma-là est devenu le parfait reflet d'un capitalisme prédateur globalisé. Et c'est celui qui, grâce à sa puissance de frappe, a inexorablement envahi nos multiplexes. En Suisse, la série Fast & Furious fluctue entre 100'000 et 500'000 spectateurs, tandis qu'au box office mondial elle est passée de 200 millions à 1,5 milliards de dollars! Pour l'automne, on nous annonce déjà... Saw X. Eh oui, le dixième épisode d'une série d'horreur pour laquelle la critique avait pourtant vite trouvé le qualificatif approprié: torture porn.
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