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Actuel / «Une nouvelle forme de féminicide social»


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Le «genre» supplante le «sexe» et l’extrême droite n’est pas la seule à s’en inquiéter: des voix féministes s’élèvent pour dénoncer une évolution qui se fait aux dépens du féminin. Lesbienne militante, Marie-Jo Bonnet alerte dans un livre: les filles vont mal, c’est le symptôme d’une crise culturelle majeure, alimentée par un féminisme doloriste et un transactivisme guetté par la radicalisation.



«Quand j’étais enfant, je rêvais moi aussi de changer de sexe», raconte Marie-Jo Bonnet, co-fondatrice des Gouines rouges dans les années 1970. Dans le livre Quand les filles deviennent des garçons, qu’elle co-signe avec la gynécologue Nicole Athea, la féministe historique française explique que, petite, elle détestait les poupées et portait en cachette les pantalons de ses frères, en proie qu’elle était «à une souffrance indicible devant l’injustice inexplicable de [sa] condition de fille». Ce qui l’a sauvée, poursuit-elle, c’est le Mouvement de libération des femmes (MLF): il lui a offert un espace d’exploration et de rencontre avec des résistantes, comme elle, au féminin «normal».

Et l’auteure de s’interroger: «Aujourd’hui, pour les jeunes filles qui résistent à la domestication féminine, quelle issue s’offre à elles? La médecine, les hormones, les prothèses…» Entendez: cet espace d’émancipation qui s’était ouvert pour apprendre à aimer son corps de femme, pour vivre le féminin autrement, est en train de se refermer dangereusement. On va vers un monde «qui pousse les jeunes lesbiennes mal dans leur peau à transitionner». On glisse de la «transgression émancipatrice», qui incitait une George Sand à choquer le bourgeois en s’habillant en garçon, vers une «transgression aliénante», qui encourage la personne en questionnement de genre à se muer en cliente à vie de Big Pharma.

Avec Quand les filles deviennent des garçons, Marie-Jo Bonnet et Nicole Athea ne vont pas se faire que des amies. Elles ont cependant le mérite de proposer une lecture plausible de deux phénomènes observés ces dernières années et restés largement inexpliqués. D’abord, la santé mentale des filles se dégrade massivement, et bien plus rapidement que celle des garçons. Les derniers chiffres de l’OFS publiés en décembre dernier à cet égard sont parlants. Ensuite: si le nombre des ados aspirant à une transition de genre a explosé ces dernières années, les filles sont deux à trois fois plus nombreuses sur les rangs. Une disproportion d’autant plus frappante qu’il y a encore 20 ans, la transition était majoritairement le fait d’hommes adultes.

Entre ces deux réalités, il y a un lien, affirment les auteures. Qui documentent un constat déprimant: en 2023, il ne fait pas bon être une fille et la transition est souvent vécue comme un moyen d’échapper à cette souffrance. Mais comment une telle débâcle est-elle possible, 50 ans après la naissance du MLF? Parmi les éléments d’explication, citons en vrac: la diffusion du porno, l’exacerbation, via les réseaux sociaux, de modèles féminins hyper-sexualisés et stéréotypés, qui encouragent l’insatisfaction des filles face à leur image, ainsi qu’une lesbophobie intériorisée. 

Mais, ajoutent les auteures, les féministes portent également une responsabilité dans cette funeste évolution: dans le sillage du mouvement #MeToo, elles se sont laissées obnubiler par la dénonciation de la violence masculine au lieu de promouvoir des figures émancipatrices. Elles ont ainsi «enfermé les femmes dans une vision négative d’elles-mêmes» tout en remettant les hommes au centre de leur galaxie, puisque c’est à nouveau «le masculin qui sert de référent pour juger de la condition des femmes.» Et Marie-Jo Bonnet et Nicole Athea de conclure: le malaise des filles en ce début de XXIème siècle est «le symptôme d’une crise culturelle et symbolique majeure». Nous vivons «une nouvelle forme de féminicide social».

Effacement du féminin

Le moment historique est délicat. Aux Etats-Unis, en Europe, le droit à l’avortement recule au lieu de continuer sa progression. Les partis d’extrême droite, au premier rang desquels l’UDC helvétique, s’érigent bruyamment en sauveurs du peuple contre la «folie woke» et promettent un retour à l’ordre familial hétérosexuel. Vu de loin, le fameux «backlash» ressemble bel et bien à un retour de bâton du camp réactionnaire contre le camp progressiste.

La réalité est bien plus complexe. Le camp progressiste est divisé. Un anti-wokisme de gauche émerge et s’affirme. Comme celui de la sociologue française Nathalie Heinich: dans un livre fraîchement publié, elle s’inquiète de voir les justes causes défendues avec des moyens qui virent au totalitarisme, et qui finissent par se retourner contre elles. De la même manière, une minorité de féministes, de plus en plus décidées à se faire entendre, tire la sonnette d’alarme dans son propre camp. Oui, le statut des femmes régresse, disent-elles. Mais ses ennemis les plus dangereux ne sont pas ceux qui défendent ouvertement les valeurs du patriarcat. Ce sont ceux qui, sous la bannière arc-en-ciel du respect de l’individu, promeuvent un effacement du féminin en tant que tel. 

Au cœur du débat: la notion de «genre» qui se substitue à celle de «sexe» et selon laquelle on est homme ou femme dans sa tête, indépendamment de sa biologie. En clair: une femme, pourvu qu’elle se ressente comme telle, peut être une personne dotée d’un pénis et un homme peut avoir un utérus lui permettant d’enfanter. Cette conception gagne du terrain à grande vitesse, elle est déjà entrée dans la loi de nombreux pays, dont la Suisse: depuis l’an dernier, le Code civil helvétique permet en effet à toute personne dès 16 ans de changer de sexe sur simple déclaration. En France, le Planning familial, promoteur enthousiaste de la notion de genre, a banni le mot «femme» de ses communications: «Par respect pour les personnes trans» – entendez, ici, pour les femmes dotées d’un pénis – «femme» a été remplacé par «personne à vulve» ou «personne menstruée».

Ces évolutions sont nées d’un souci louable: épargner aux personnes trans d’humiliantes démarches pour prouver le bien-fondé de leur demande de reconnaissance. Contrairement à l’extrême droite, les féministes dissidentes considèrent cette reconnaissance comme parfaitement légitime. Mais elles disent: les droits des trans sont en train de progresser au détriment des droits des femmes. Comme ça, nous ne sommes pas d’accord.

Car il y a bel et bien une réalité du corps et le corps des femmes est le fondement même de leur oppression historique: «Si ce corps est effacé, précise Marie-Jo Bonnet, si on nie qu’une femme soit une personne née biologiquement femme, avec des seins, des ovaires, un utérus et des menstrues, on supprime toute raison de se solidariser entre femmes pour combattre le patriarcat.» On permet aussi, par exemple, à des personnes dotées d’organes sexuels masculins d’accéder aux vestiaires ou aux prisons pour femmes. On favorise surtout une autre dérive, moins médiatisée mais de plus en plus documentée: la pression exercée sur les lesbiennes par des femmes trans non opérées pour les pousser à accepter un rapport sexuel avec pénétration. Dans une enquête très fouillée sur le sujet réalisée en 2021, la BBC décrit une scène de drague faite d’intimidations, de manipulations et de chantage à l’accusation d’homophobie. On pense irrésistiblement au débat sur le consentement et le viol.

En somme: en oblitérant la réalité du corps, on permet au masculin, sorti par la porte, de revenir par la fenêtre. Il est là, le vrai backlash, plaide encore Marie-Jo Bonnet. Car il n’y a pas de symétrie dans le rapport de force qui se joue: une personne née femme qui s’inscrit, après sa transition, à une compétition de natation pour hommes ou dans un sauna gay ne sera pas perçue comme une menace. Sans surprise, de tels cas de figure sont d’ailleurs absents du débat. Ce sont bel et bien les femmes qui, sous couvert de progressisme, font les frais de la déconstruction des genres.

«2023, année de la TERF»

Mari-Jo Bonnet n’a plus 20 ans. Ni Margrith Von Felten, 78 ans, pionnière du féminisme à Bâle, qui a récemment repris du service pour combattre une nouvelle loi sur l’égalité prévoyant de supprimer les catégories «homme» et «femme». C’est la fin de la lutte pour l’égalité, dit l’ancienne conseillère nationale, puisque «juridiquement, on ne peut pas combattre ce qui n’est pas nommé, à savoir l’inégalité hommes/femmes.»

Faut-il en conclure à un conflit de générations entre jeunes et vieilles féministes? Le courant majoritaire aime à le faire croire, tout comme il renvoie constamment les critiques du genre au camp de l’extrême droite. En réalité, il n’en est rien. Les féministes dissidentes, qui se reconnaissent volontiers dans le courant dit radical (RadFem), sont souvent jeunes. C’est le cas notamment de celles qui s’expriment dans le podcast français «Rebelles du genre» (disponible sur la plupart des plateformes audio et sur YouTube): elles ont entre 20 et 30 ans, et elles racontent comment elles sont devenues «critiques du genre», souvent après avoir vécu de l’intérieur le militantisme LGBT, parfois après un début de transition.

Un choses frappe dans leurs récits, c’est la violence dont ils font état au sein des certains milieux militants: dans les manifestations, sur les réseaux, intimidations, affrontements et insultes sont monnaie courante. L’épisode 8 du podcast donne la parole à une des plus célèbres RadFem françaises, Dora Moutot, 34 ans.

Fondatrice en 2018 du compte Instagram t’asjoui? dédié à la jouissance féminine, elle est passée du statut d’influenceuse adulée à objet d’une violente campagne de harcèlement, pour n’avoir pas dévié de sa définition de la femme comme «un être humain femelle adulte». Avec l’ex-Femen Marguerite Stern, Dora Moutot a fondé le site https://www.femelliste.com

A l’international, citons les débats qui secouent l’Espagne et le Royaume-Uni autour des lois dites d’autodétermination. La question divise profondément les féministes, mais cette division n’est pas générationnelle. En avril naissait une alliance d’organisations à dominante hispanophone, l’Internationale des femmes féministes, qui affiche son opposition à la prostitution, à la gestation pour autrui ainsi qu’à la «croyance en l’identité de genre»: «Redéfinir le sens donné au mot  "femme" est le nouveau visage de la misogynie», affirme son manifeste.

Dans l’actualité printanière, il y a aussi l’anglophone Standing for women, qui promeut «les droits des femmes basés sur le sexe». Elle organise des événements «de libre parole» dans des parcs et lieux publics sous la bannière «Let women speak». Après diverses villes en Australie et au Royaume Uni, elle sera en juin à Vienne (le 10) et Genève (le 11).

Standing for women a proclamé 2023 «année de la TERF». Manière crâne d’opérer un retournement de stigmate. TERF est en effet un acronyme anglais hautement infamant, surgi il y a quelques années au sein de la communauté LGBTQIA+ pour étiqueter les féministes radicales (Radical Feminists) comme trans-exclusives (Trans Exclusionary). A noter que comme on l’a vu, il est très facile d’être une TERF: il suffit de penser qu’une femme est une personne adulte dotée d’un utérus. 

La plus célèbre des TERFS est la britannique J.K.Rowling; une femme de gauche, insoupçonnable d’intolérance, que le succès n’a jamais distrait de son engagement sans faille aux côtés des femmes précarisées et victimes de violence. L’auteure de Harry Potter subit, elle aussi, depuis 2019, une brutale campagne de dénigrement. Son crime: avoir ironisé sur Twitter sur la disparition du mot «femme». 

Une minorité très bruyante

Plus que tout autre, le cas de J.K. Rowling suggère qu’en matière de radicalisation, les féministes «radicales» ne font pas le poids face aux éléments les plus intolérants du transactivisme, qui se désignent ouvertement comme leurs ennemis. Deux types de slogans sont devenus fréquents dans les manifestations, les graffitis urbains et sur les réseaux. Ils traduisent l’état d’esprit de ces ultras et ne trouvent pas d’équivalent dans le camp adverse: les premiers invitent les TERF à «sucer [leur] bite de femme» ou «[leur] bite de trans». Les seconds sont des appels au meurtre des TERF («Sauve un Trans, bute une TERF», «A mort les TERF», etc). Une autre tactique d’intimidation consiste à traiter celles qui pensent comme J.K. Rowling de «nazis», de «génocidaires» ou d’«extrémistes».

En réalité, la machine de guerre «anti-TERF» a dépassé depuis longtemps la violence verbale. L’offensive diffamatoire a pris une telle ampleur qu’elle a poussé à réagir la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles. Dans une déclaration publiée ce 22 mai, Reem Alsalem s’alarme de voir se rétrécir l’espace d’expression de celles qui défendent la réalité de la biologie. Les pressions qu’elles subissent, ajoute la rapporteuse, comprennent la censure, la perte d’emplois, l’annulation de conférences, la non publication d’articles ou de résultats de recherche. Tout le monde a le droit de s’exprimer, précise Reem Alsalem, mais les personnes qui priorisent l’inclusion transgenre «ne devraient pas être autorisées à menacer la sécurité et l’intégrité» des avocates des droits des femmes basés sur le sexe, qui, elles, s’expriment «pacifiquement».

Ces inquiétants développements, propres à discréditer l’entier de la communauté trans, déroulent un tapis rouge à l’extrême droite, comme le montre le backlash législatif anti-LGBTQIA+ en cours dans de nombreux Etats étasuniens. La vérité est qu’au sein même de la population trans, la radicalisation transactiviste inquiète. Mais comme chez les féministes, il y a une grande réticence à afficher les dissensions au grand jour. Résultat: ceux que l’on entend sont ceux qui crient le plus fort. Récemment, une association canadienne de personnes concernées par la dysphorie de genre – «Gender Dysphoria Alliance Canada» – est tout de même sortie du bois avec un manifeste intitulé «Les hommes trans contre-attaquent» («Trans Men Fight Back».) Et qui affirme: une petite minorité de personnes ont pris le contrôle du «narratif trans». Elles ne sont pas représentatives.


«Quand les filles deviennent des garçons», Marie-Jo Bonnet et Nicole Athea, Editions Odile Jacob, 224 pages.

«Le wokisme serait-il un totalitarisme?», Nathalie Heinich, Editions Albin Michel, 198 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

6 Commentaires

@Apitoyou 26.05.2023 | 09h48

«Des personnes saluent la diversité humaine, d’autres pleurent le chaos humain ! Comment puis-je bien expliquer ce bordel à mes petit(e)s enfants? »


@simone 27.05.2023 | 11h07

«Merci beaucoup pour cet article courageux et très clair. J'avoue que je n'avais pas conscience de la gravité de cette dérive.
Suzette Sandoz »


@bouc 28.05.2023 | 14h18

«Sur ces questions complexes, deux impératifs: normer aussi peu que possible les choix personnels et contribuer à supprimer ou au moins limiter la souffrances d'autrui.
Luc Recordon»


@bonhotep 29.05.2023 | 14h13

«Merci pour cet article dense et complet, qui pose les bases d'une réflexion plus attentive sur le sujet. Précieux aussi pour des parents... »


@stef 29.05.2023 | 19h30

«Peut-être que VP nous sauvera de ces dérives wokistes et de genre ?»


@Chan clear 30.05.2023 | 08h27

«Merci pour ces explications, très utile de connaître toutes ces abréviations souvent anglo saxonnes.
Il est clair que depuis la consommation massive d’hormones dans les aliments et les ajouts dans l’agro alimentaire, on se demande à quel niveau de responsabilité se trouve notre mode de consommation depuis les années 1960 - 1970 sur la transformation de l’être humain. C’est un sujet qui nous touche beaucoup, les gens n’ont pas conscience que leur médicaments et traitements se retrouvent dans le circuit de l’eau que nous consommons ( à preuve du contraire ) . »


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