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En guise d’hommage à Albert de Pury, nous publions un de ses textes, paru dans «L’Hebdo» en 2015 et intitulé: «Quand les Livres saints prônent la violence». Spécialiste de l’histoire biblique, lisant le Coran et la Bible dans leur version originale, il y expliquait notamment comment les intégrismes sont d’abord le produit d’un effondrement culturel et que l’islam n’est de loin pas la seule religion concernée.



Albert de Pury nous a quittés le 5 juin. Spécialiste mondialement reconnu de l’histoire biblique, professeur d’Ancien Testament aux universités de Neuchâtel et de Genève, il fréquentait le Coran et la Bible dans leur version originale. C’était, comme on le dit gravement, un puits de science, mais aussi une fontaine jaillissante d’intelligence, d’humour et d’engagement intellectuel. Un homme délicieux, profondément affecté par le désastre israélo-palestinien et avocat inlassable du dialogue entre les religions du Livre.

En guise d’hommage à ce grand humaniste, voici reproduit un texte que L’Hebdo lui a commandé en février 2015. Nous sommes au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et le propos d’Albert de Pury n’est que trop clairvoyant: les intégrismes sont d’abord le produit d’un effondrement culturel et l’islam est loin d’être la seule religion concernée.

A Anne, sa veuve, à la famille d’Albert de Pury, notre profonde sympathie.


Quand les Livres saints prônent la violence

Le Coran contient des passages qui incitent au meurtre? La Bible aussi. De tout temps, les communautés religieuses se sont ingéniées à contourner les articles dérangeants de leurs textes de loi: c’est leur rôle de les réinterpréter sans cesse, en liberté et en contexte. La lecture sélective est un piège, que la culture religieuse permet d’éviter. Il est temps de la revitaliser.

Albert de Pury

Quel rapport y a-t-il entre islam et islamisme? L’islamisme est-il une radicalisation de l’islam classique, voire un retour à son essence première, comme il le prétend lui-même? Ou en est-il plutôt le reniement et la trahison, comme le pensent la majorité des musulmans? Et que répondre à ceux qui estiment que des textes violents, «inadmissibles», se trouvent déjà dans le Coran et que l’islam ne peut, dès lors, guère se soustraire au reproche d’avoir fait le lit de l’islamisme? Il se trouve que de tels textes apparaissent aussi dans la Bible. Prenons deux exemples, un passage biblique et un passage coranique, pour voir comment ces appels à la violence résonnent dans leur contexte et dans l’écho que leur réserve la communauté.

Premier exemple: lapidez le fils rebelle!

«Si un homme a un fils entêté et révolté qui n’écoute ni la voix de son père ni celle de sa mère, s’ils le corrigent et qu’il ne leur obéit pas, le père et la mère le saisiront et l’amèneront aux anciens de sa ville, à la porte de sa bourgade. Ils diront aux anciens de sa ville: «Voici notre fils, il est entêté et révolté, il n’écoute pas notre voix, mais il se goinfre et il picole.» Tous les hommes de sa ville le lapideront et il mourra. Tu extirperas ainsi le mal du milieu de toi, afin que tout Israël l’apprenne et soit dans la crainte.» (Deutéronome 21, 18-21, traduction mienne).

Dans la longue histoire du judaïsme ancien ou moderne on ne connaît pas un seul cas où cet article eût connu même un début d’application. Comment alors expliquer la présence d’un texte comme celui-ci dans la Torah biblique? Pour le judaïsme rabbinique, on n’accède aux lois de la Torah écrite qu’à travers la Torah orale, c’est-à-dire la Mishna (compendium achevé vers la fin du IIe siècle) et le Talmud (gigantesque commentaire de la Mishna élaboré entre le IIIe et le 7e siècle). Que disent ces sources?

La Mishna (traité Sanhédrin 8.1-8.5) énumère une longue liste de conditions qui doivent être remplies impérativement pour que la loi puisse s’appliquer. Par exemple, le fils ne peut être tenu pour responsable, donc rebelle, s’il n’a pas encore 13 ans (l’âge de la bar-mitsvah). Mais, passé cet âge, il ne peut être traité comme un fils dépendant. Pour correspondre au qualificatif de «glouton et ivrogne», il doit avoir volé à ses parents de la viande ET du vin ET avoir consommé ces denrées en compagnie de bons à rien dans un lieu extérieur à la maison paternelle. Le Talmud, lui, (traité Sanhédrin, fol. 68b-72b) atteint des sommets de précision concernant l’exigence que le père et la mère agissent d’une même voix: il faut que, même sur le plan auditif, la voix du père ne puisse en rien être distinguée de celle de la mère…

Le mot de la fin, désormais inéluctable, est donné par Rabbi Yehuda: «Le cas du fils entêté et révolté ne s’est jamais produit et ne se produira jamais. Cette loi n’a été écrite que pour que les exégètes aient leur récompense (c’est-à-dire, puissent exercer leur sagacité).» Et c’est cette réplique- là, magnifique, que vous citera spontanément tout rabbin que vous interrogerez sur le pas sage biblique dont nous sommes partis!

Ce qui impressionne, c’est l’unanimité, l’ingéniosité et la liberté avec laquelle une communauté religieuse réussit à contourner un article de loi inacceptable. C’est aussi un puissant rappel que ce n’est pas la tradition, conçue comme un bloc de granit, qui porterait et, au besoin, contraindrait une communauté, mais que c’est bien la communauté qui assume sa vocation de soigner et, au besoin, de réinterpréter sa tradition.

Second exemple: flagellez les fornicateurs!

«La fornicatrice et le fornicateur, flagellez chacun d’eux de cent coups de fouet! Que par égard pour la religion d’Allah, nulle indulgence ne vous prenne en leur faveur, si vous vous trouvez croire en Allah et au Dernier Jour! Qu’un groupe de croyants soit témoin de leur tourment.» (Coran, sourate 24, verset 2, traduction R. Blachère)

La sourate 24, appelée «La Lumière», est une composition de 64 versets dont seul le verset d’ouverture, qui vient d’être cité, claque – sans mauvais jeu de mots – comme un coup de fouet. Dans la suite du texte, l’auditeur-lecteur est entraîné dès le v. 4 dans une série de considérations sur le témoignage et le faux témoignage, la calomnie, la lâcheté devant la calomnie, le respect des autres et le vivre ensemble dans un grand clan familial, dans un climat de respect, de discrétion, de générosité et de liberté (58-61).

Toutes ces considérations encadrent un hymne (vv. 35-45), où Allah est célébré comme la Lumière des Cieux et de la Terre. Une lumière qui permet à Allah de voir et de savoir ce qui se passe dans l’obscurité. Une bonne douzaine de fois, il est rappelé qu’Allah voit tout et qu’il sait tout.

Cela nous ramène au début violent de la sourate: l’éditeur de la composition est manifestement préoccupé par la question de la «vérité». Lorsqu’il y a soupçon ou accusation d’adultère, peut-on jamais savoir ce qui s’est réellement passé? Ceux qui portent l’accusation sans être capables de produire quatre témoins crédibles sont eux-mêmes déclarés pervers, ils encourent 24 coups de fouet et sont disqualifiés à vie comme témoins (v. 4)… sauf s’ils se repentent et qu’Allah leur pardonne (v. 5). Le mari qui serait seul le témoin de l’infidélité de sa femme doit, s’il décide de l’accuser, attester quatre fois, au nom d’Allah, qu’il dit la vérité, et une cinquième fois, appeler sur lui-même la malédiction divine pour le cas où il aurait menti (v. 6-7), mais la femme accusée peut détourner toute sanc tion en se soumettant à la même procédure (v. 8-9). Et le texte de conclure que, de toute façon, si Allah n’avait été miséricordieux à leur égard, ils auraient tous, comme ils le méritaient sans doute, été anéantis (vv. 10, 14, 20, 21, 22, etc.)! En somme, la «vérité» reste le plus souvent inaccessible aux hommes.

Face à ce constat désabusé, la sourate 24 fait émerger trois affirmations importantes:

1) L’accusation infondée, comme la calomnie, est plus infâme que ne le serait un adultère avéré.

2) Allah sait tout. Pour la victime, cela est rassurant, car il existe bien une instance – celle du Créateur – auprès de laquelle la vérité est connue et reconnue. Pour le coupable, c’est inquiétant, car Allah peut lui demander des comptes.

3) Les cent coups de fouet de l’ouverture («Flagellez!») n’ont aucune portée juridique, car ils sont déclarés inapplicables par la sourate prise dans son ensemble. Leur seule fonction est de rappeler l’ordre divin: les «fornicateurs» ne sont pas dans le droit et leur comportement ne laisse pas indifférent. Cela étant dit, la présence même de «fornicateurs» – bien connue, tout comme celle de «fils révoltés» – ne suffit pas à remettre en question la survie de la famille humaine sous le regard d’Allah.

En fin de compte, la sourate 24 semble ne pas dire autre chose que le récit de l’Evangile où Jésus, en présence de la femme adultère, dit aux scribes et aux pharisiens: «Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre!» (Jean 8, 1-11)

Le piège d'une lecture ponctuelle ou sélective

Replacer les textes dans l’écoute de leurs échos et de leurs contextes permet de prendre conscience du piège d’une lecture ponctuelle ou sélective. Savoir lire exige une certaine culture, et c’est là que nos communautés religieuses – et pas seulement musulmanes – ont du souci à se faire. Car l’islamisme, avant d’être une trahison, témoigne d’un effondrement culturel, de la perte d’un savoir millénaire. Et il en va ainsi de tous les intégrismes. Or, comme le dit Régis Debray: «La religion sans culture religieuse est dangereuse!»

L’urgence aujourd’hui? Que ceux qui le peuvent – humanistes juifs, chrétiens, musulmans ou de toute autre provenance – s’aident mutuellement, dans un esprit tant d’interrogation critique que d’empathie historique – à redécouvrir et à revitaliser la culture religieuse de leurs traditions respectives, en dialogue avec la culture de tous les hommes.

 

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