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Culture

Culture / Une mère à la mer

Yves Tenret

25 septembre 2017

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Dans son dernier livre, Chantal Thomas évoque sa mère, qui pratiquait la nage comme pour fuir les contraintes imposées aux femmes. Un portrait maternel à deux visages, celui triste de la femme au foyer et celui lumineux de la nageuse.



J’ai toujours pensé que le projet essentiel dans la vie des filles était de ne pas ressembler à leur mère. Dans son dernier livre, exercice funambulesque pratiqué sur un fil tendu entre les profondeurs de l’essai et les sommets du roman, Chantal Thomas en fait une démonstration décisive. Par exemple, comme sa mère est partisane de l’oubli et trouve que c’est horrible de se souvenir de tout, Chantal consacrera sa vie à l’Histoire.

Romancière et essayiste très célèbre, férue de XVIIIe siècle, de libertinage, de Don Juan, de Casanova et du Marquis de Sade, elle change ici de registre et se livre, dans un récit pudique et discrètement mélancolique, à une charge idéologique – jusqu’en 1930, on enferme la femme, on la prive de tout et en particulier de grand air, de liberté et de natation.

Le livre

C’est à la fois un livre sur l’enfance, celle de l’auteur, sur les sensations d’enfance, sur une mémoire toujours au présent, un livre sur la filiation, son rapport à sa mère, et de l’émancipation de celle-ci et une mise en perspective d’un lieu: le bord de mer, la plage.

Un livre dans lequel on s’enfonce à plaisir. Il est si fluide… Une histoire de femmes, de mère et de fille, d’océan, de bassin et de port, d’eau tourmentée et d’eau calme, d’eau stagnante, de brasse et de crawl, d’instant et d’éternité. Un récit plein de tact, d’élégance, de légèreté. Un enchantement… Un portrait maternel à deux visages, celui triste de la femme au foyer et celui lumineux de la nageuse.

L’histoire

Tout est parti d’une vision, à Nice, un jour que Chantal nageait, sous l’orage, en un éclair, elle a revu sa mère nager le crawl. Et c’est là qu’elle s’est soudain rendue compte que si l’une était tout crawl, moment historique très précis et récit d’une victoire, l’autre, elle-même, était tout brasse, usufruit de cette même victoire.

Née en 1919, la même année que le crawl, Jackie, la mère de Chantal Thomas, a toute sa vie passionnément aimé nager. A 80 ans, elle faisait encore des kilomètres pour aller se baigner sur sa plage préférée, à Villefranche-sur-Mer.

Elle s’est mariée en 1945, a quitté Lyon pour Arcachon, puis, devenue jeune veuve, a échangé le cap Ferret contre le cap Ferrat, à Menton, avec sa mer plus chaude, son grand été et s’est métamorphosée de maigre à fine, de terne à radieuse et élégante. Elle a appris à conduire, découvert les cinémas et les concerts, les pauses aux terrasses en bord de mer. Elle est devenue adepte de la première rencontre, un petit tour et puis s’en va. Elle fuit toutes les propositions de mariage. Femme au foyer? Plutôt crever! Ce qu’elle avait souhaité depuis si longtemps est en train de se réaliser: elle est invitée au spectacle, au restaurant, au casino. Elle fréquente les thés dansants.

Le lieu, la banalité, le quotidien

Le quotidien fascine Chantal Thomas. A sa mère, qui parfois se plaint qu’il ne se passe jamais rien de neuf dans ses journées, elle tente d’expliquer que la nouveauté n’arrive pas mécaniquement du dehors. Qu’il faut impérativement y mettre, pour qu’elle se manifeste et brise la monotonie apparente, un sens du détail, un goût de la nuance, une passion de l’instant.

 «Quand on décide, écrit-elle en parlant d’Arcachon, comme mes parents, de s’installer définitivement dans une ville de vacances, c’est pour se réfugier dans une forme de vide ou de vacuité. Cela implique que l’on sache vivre de rien, de presque rien, s’illuminer d’un détail, s’enchanter d’une nuance, devenir expert dans le modelage des marées, le tracé mouvant des écumes, l’alchimie du bleu, le vol des hérons cendrés. Cela suppose que l’on réussisse à garder au fil des jours et des saisons, l’insouciance des vacances, la capacité à jouir de l’instant.»

La nage

La nage fait le pivot entre pensée, analyse et le vécu, entre les souvenirs et la fable, avec son passé reconstruit pour les besoins de la démonstration et il s’agit de nager pour fuir les contraintes, pour échapper aux vies imposées, aux destins réduits. Nager pour inventer sa sensualité, préserver sa fantaisie. L’auteur identifie la conquête de la nage par les femmes à celle de leur corps et évidemment à la liberté d’en disposer à leur guise. Une conquête qui se joue à l’échelle des siècles, dit-elle, et qui est loin d’être achevée.

La figure du père

Dans la foultitude de critiques, de commentaires et même d’interviews qui ont été fait autour de ce livre, personne, absolument personne n’a souligné l’importance de la figure du père, grand taiseux mélancolique mort jeune, à 44 ans, en libérant par là même son épouse du si dépressif statut de ménagère.

De cette croix, Chantal Thomas en prend sa part. Elle dit explicitement que c’est sans doute sa naissance, en transformant une amourette de passage en lourd destin, qui a poussé son père, à l’époque âgé de 20 ans, à se cloitrer dans le silence. Et en plus, Jackie le fait habiter chez ses parents à elle et à Arcachon! Le jeune couple pratique intensément le tandem – épuiser les corps. Le père a toujours l’air triste. Chantal pense que cela vient d’elle, de sa naissance à elle, d’avoir eu un enfant à 20 ans, ce qui a dû lui faire penser: «Les jeux sont faits. Ma vie est foutue.»

Mère et fille

La mère, silhouette gracile, est une femme immature et lunatique, peu intéressée par la transmission et qui n’a donc transmis à sa fille qu’une seule chose, une ruse: prendre le large. Et c’est la raison pour laquelle, entre elles, toutes les connections passent par l’eau.

Leur relation est à la fois faite de distance et de fusion. Adolescente, Chantal dit mère et non maman, hésite, pendant longtemps, à la prendre dans ses bras, tant elle a peur d’être infectée par ses idées noires... Adulte, elle se rapproche d’elle tout en restant quand même méfiante, car la dépendance de sa mère vis-à-vis des hommes, sa manière de vouloir être heureuse avec un homme, à travers et par les yeux un homme, par le reflet qu’il doit sans cesse lui tendre pour la rassurer, la bercer de promesses indéfiniment répétées, l’écœure passablement.

Résilience

Ça, la résilience, ce sont les grands–parents qui l’apportent. Et c’est bien ce que dit Boris Cyrulnik, une seule personne suffit pour faire la différence. Ici, le grand-père, très présent auprès de sa fille et de sa petite-fille. Des grands parents aimants et qui habitent au premier étage de leur villa.

Jackie n’a jamais grandi et a besoin de ses parents. La complicité, elle ne la vit pas avec son mari mais avec son père. Elle nage, son père la chronomètre et ça leur suffit. Elle ne fera pas de la compétition. Ils n’ont pas besoin des autres.

La fable

C’est un livre passionnant qui se lit rapidement et avec plaisir. Il contient une

histoire très séduisante mais aucun des éléments pris séparément ne résiste à un minimum d'analyse. Sous les apparences d'une grande sincérité, c'est de l'idéologie pure, de la reconstruction, une fable dont la morale est «femme libre toujours, tu chériras la mer». Eh oui, peut-être que pour les opprimés, il n'y a pas d'autres possibilités que ce genre de ruse, fuir dans les rêvasseries et se reconstruire dans l’imaginaire...

Par exemple, femme mariée, sa mère déteste la couture et veuve, elle va l’adorer! Pourquoi le choix de la couture par Chantal Thomas? Parce que c’est donné comme un exemple type des tâches révoltantes qu’on imposait aux femmes à l’usine, en prison et à la maison! D’où la dissertation sur le petit point: «Elle fait ses points le plus visible possible, en contradiction avec des siècles d’enseignement féminin – un enseignement religieux et ménager, délibérément conçu pour consolider l’asservissement des femmes, leur interdire de lever une seconde la tête de leur ouvrage, accédant ainsi par hasard et par mégarde aux chasses gardées masculines de l’Intelligence et de la Création. En jetant à traits vifs ses couleurs de feu d’artifice, ma mère venge à son insu un immémorial apprentissage de l’effacement: que la reprise soit si parfaite qu’elle soit impossible à déceler… Ce n’est pas un hasard, me dis-je, devant ses fantaisies de bâtis et ses découpages rebelles, si coudre, bien coudre, coudre jusqu’à épuisement, constitue dans les prisons pour femmes un des plus réguliers modes de travail imposé, de travail de torture.»

Bref, Souvenirs de la marée basse, est un magnifique portrait d’une femme française du vingtième siècle.

Chantal Thomas nous décrit sa mère veuve, vieille et toujours en aussi bonne forme physique, s’habillant très court, avec une préférence pour les jupes qui n’entravent pas ses mouvements. Aux pieds, des espadrilles ou des ballerines. Avec ses mèches folles, ses jupes courtes, ses T-shirts de garçon, elle n’a rien d’une dame. Alors que les gens de son âge se regroupent, sont de plus en plus dans la peur, elle accueille les rencontres fortuites, s’intéresse à la philosophie des clochards et aime rester, après diner, sous les portiques blancs de la promenade des Anglais et converser dans la nuit avec des inconnus. C’est ce qu’elle préfère à tout, écrit sa fille.

Impressionnant, très impressionnant, non? Belle personne et beau portrait, non?


Souvenirs de la marée basse, Chantal Thomas, Ed. Seuil



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