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La semaine dernière, un journaliste du «Guardian» s’interrogeait au sujet de «Tár», le film de Todd Field: pourquoi, malgré les multiples récompenses reçues par son interprète principale, la remarquable Cate Blanchett, le film ne semblait-il pas attirer des foules de spectateurs au Royaume-Uni? Le caractère antipathique de Lydia Tár, la protagoniste, est-il un élément de réponse?



J’avoue que ce dernier point s’est révélé pour moi une excellente raison d’aller voir ce film. L’autre raison étant… Cate Blanchett. La dernière fois que je l’ai vue jouer, c’était sur la scène du Royal National Theatre à Londres dans une pièce extrêmement décevante, cherchant inutilement à choquer le bourgeois. Je me souviens avoir eu l’impression que Blanchett, comédienne avant d’être actrice de cinéma, elle-même directrice de théâtre en Australie, savait pertinemment que quelque chose n’allait pas dans cette entreprise, mais qu’elle jouerait cette pièce malgré tout avec l’engagement absolu dont seuls sont capables les artistes qui assument leurs choix jusqu’au bout. La dernière image que je garde d’elle est celle de sa silhouette menue simplement vêtue d’une nuisette, harnachée d’un strap-on.

Mais revenons à Tár: qu’en est-il donc du personnage-titre du film qui semble si dérangeant aux yeux des critiques et d’un certain public? Chef d’orchestre lesbienne et star internationale, Lydia Tár est brillante, intransigeante, séductrice sans être charmante, et ne s’embarrasse pas avec les sensibilités de son entourage. Elle fait, en outre, peu cas de son genre. Au début du film, lors d’une conférence, un journaliste l’interroge sur la place des femmes dans le milieu des chefs d’orchestre. Son visage exprime alors un agacement très professionnellement dissimulé, mais tout de même bien présent. Il lui tarde de revenir à ce qui lui semble essentiel: en l’occurence, l’enseignement de son maître Leonard Bernstein et son travail sur la cinquième symphonie de Mahler qu’elle s’apprête à diriger à Berlin.

Une autre scène abondamment commentée par les critiques (et qualifiée sans détours de «détestable») concerne la leçon à la Juilliard School de New York: Tár questionne vertement les affirmations identitaires de l’un de ses étudiants métisse, qui déclare être incapable de s’intéresser à Bach en raison de l'appartenance de ce dernier à la classe des compositeurs mâles cisgenres blancs misogynes. L’opposition est d’une violence froide et contenue: Tár refuse de se plier aux exigences d’une jeune génération qu’elle assimile à une armée de «robots», «toujours prêts à se sentir offensés», tandis que l’étudiant, comprenant qu’il a affaire à plus fort que lui, se montre de plus en plus nerveux devant le reste de la classe. Sans pitié, ses affirmations identitaires sont réduites à peau de chagrin. Pour Tár, la musique et les questions qu’elle pose importent plus que tous les activismes. «You’re a fucking bitch!» lui lance l’apprenti chef d’orchestre en quittant la salle. Les autres étudiants semblent figés dans un terrible malaise dont la portée ne sera connue que bien plus tard dans le film.

On pourrait voir Tár uniquement comme un film sur le mouvement post #MeToo expérimentant une histoire où l’accusée serait, pour changer, une femme lesbienne se servant de son pouvoir et de son aura pour favoriser puis rejeter ses proies. Forcément, il s’est trouvé quelqu’un pour attaquer publiquement le film sur cet aspect. La chef d’orchestre américaine Marin Alsop (que Tár cite d’ailleurs dans le film comme un exemple de chef d’orchestre femme menant une grande carrière…) s’est déclarée «offensée en tant que femme, chef d’orchestre et lesbienne», allant même jusqu’à considérer le film comme «anti-femme».

La réaction d’Alsop nous confronte à cette question: aujourd’hui, un personnage féminin peut-il renvoyer une image de femme puissante et détestable et possiblement coupable d’abus sur d’autres femmes, sans que son créateur soit accusé d’être misogyne? Et cette autre: la force et la justesse d’un personnage, masculin ou féminin, se mesurent-elles à son irréprochabilité morale? Ces questions, Tár les met en scène et les affronte bel et bien. Comme les affronte Cate Blanchett, qui en plus d’être l’actrice principale du film, soulignons-le, en est aussi la productrice exécutive. Interrogée par une journaliste de la BBC sur les accusations de Marin Alsop selon lesquelles le film «aurait tort», elle répond sans faillir que le film est une méditation sur le pouvoir, et que celui-ci n’a pas de sexe. Blanchett fait preuve d’élégance et de cran. Pas le genre à présenter ses excuses pour ses choix artistiques et à renier la liberté de l’art sous la pression des offensés.

Pour autant, il serait dommage de réduire le film à ces échanges médiatiques. Car Tár est une œuvre ambitieuse, d’une beauté froide, immergée dans une atmosphère proche du brutalisme, qui suit le processus créatif d’un chef d’orchestre, la manière dont celui-ci marque le temps s’opposant aux rythmes de la communication actuelle et des réseaux sociaux. A ce titre, la première image du film est étonnante et donne le ton: il s’agit d’un écran de téléphone portable sur lequel nous suivons en direct une discussion par messages interposés entre Lydia Tár et sa compagne Sharon au sujet de leur fille Petra. Des écrans, des vidéos postées sur les réseaux sociaux montrant Tár filmée malgré elle lors d’évènements ou de son altercation avec Max à la Juilliard School, des commentaires ironiques en temps réel de ses prestations, des montages tendant à dénoncer ses gestes et attitudes envers ses victimes, il y en aura d’autres tout au long du film. Subtilement, ces éléments de traque muette créent un climat d’inconfort grandissant. L’univers quotidien du maestro devient à son insu un théâtre de cruauté destiné à l’engloutir.

Lydia Tár n’appartient pas à cette génération de robots, comme elle les nomme. Si puissante, si exigeante avec elle-même comme avec les autres, elle ne maitrise pas – mais qui, en réalité, le maitrise? – ce temps des réseaux sociaux où l’anonymat et le cynisme des acteurs va de pair avec l’instantanéité de la diffusion et des réactions. Celles-ci ne se feront pas attendre. Le film se referme alors que Lydia, déchue de son statut à la tête de l’orchestre philharmonique de Berlin, s’apprête à diriger quelque part en Asie un modeste ensemble de musiciens dans une salle de spectacle locale. On découvre, derrière elle, un public de millenials déguisés en créatures fantastiques. La scène pourrait être pathétique, le symbole dune déchéance… Elle ne l’est pas. A l’autre bout du monde et a priori chassée de son monde, Tár est restée la même artiste. Alors que les écrans de projection s’abaissent au-dessus des musiciens, la maestro lève les bras et dans ce geste annonciateur, ce corps tendu vers le mouvement de la partition dont le jeune auditoire sera, pour un moment, captif, on pressent le plaisir à venir intact que seule procure la conduite de la musique: «ces sentiments qu’elle nomme pour nous, qui sont des notes au lieu d’être des mots et dont le mouvement nous dit plus de choses sur nos sentiments que des millions de mots». Cette phrase lumineuse est de Leonard Bernstein, celui qui fut le mentor de Tár. C’est en regardant l’un des vieilles VHS du maestro qu’elle verse ses seules larmes.


«Tár» de Todd Field (Etats-Unis, 2022), avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss… 2h38. Sortie en France le 25 janvier 2023.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Akinorev 27.01.2023 | 05h57

«Un hymne extraordinaire refusant le politiquement correcte et l’intolérance qui sont en train d’étouffer l’exceptionnel»


@Miscellénia 28.01.2023 | 00h03

«Quelle immense déception! Inconditionnel de Kate Blanchett, quelle ne fut pas ma surprise et ma douleur d assister à l'exercice éhonté d'abus de pouvoir jamais remis en cause par le personnage principal qu'elle a choisi d'incarner. Ce film conforte la légitimité de la grande musique classique par de là les scandales et projette de recycler les chefs d'orchestre compromis dans des scandales dans des pays d'Asie ou d'ailleurs.
Ce film qui parle des enjeux dans l'exercice du pouvoir ne mène à un aucun moment une réflexion sur une quelconque prise de conscience des abuseurs qui en l'occurence sont posées en victimes.
Et quel nombrilisme, producteurs,réalisateurs,actrices(eurs) semblent certains d'avoir réalisé un chef d'oeuvre!»


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