Culture / Peindre le chaos: entretien avec la peintre Iris Terdjiman
Peintre à l'outrance assumée et imprégnée de littérature et de musique, Iris Terdjiman, née en 1984 à Montpellier, a présenté cet automne l’exposition «Ghost Track» à la galerie KBK de Bruxelles, puis, en mai 2024, la galerie Moto de Hall-in-Tirol en Autriche accueillera son exposition «Tzu Gezunt». Début 2024, une monographie de son travail «Chaos Canzone» paraîtra aux éditions Joie Panique. Entretien pour mieux approcher l'artiste et son œuvre.
«Les -ismes apparaissent, disparaissent, l’art seul demeure», écrivait Vladimir Nabokov. On ne peut que lui donner raison concernant la peinture d’Iris Terdjiman. Toute tentative d’affiliation à un mouvement tendrait à vouloir étriquer ce monde de profusion toujours au bord de l’éclatement, dont elle a, mi Virgile, mi Charon, ouvert les portes. Rien ne valant le regard d’un artiste sur son art, nous lui avons posé quelques questions sur les figures récurrentes de son travail, sa conception de la peinture, ses inspirations.
Iris Terdjiman, «L'Evénement». © DR
Olivia Resenterra: Lorsqu’on est en présence de vos toiles, la première fois, on est frappé par une impression de profusion anarchique. Je pense aux notamment aux coulures, aux liquéfactions omniprésentes, mais également aux corps écorchés qui rappellent les belles heures des planches anatomiques, ces squelettes enjoués tout droit échappés des danses macabres, cette surabondance de signes et symboles…
Iris Terdjiman: Ces coulures sont là parce qu’elles sont inévitables. Une manière de dire l'impermanence et l'interpénétration des choses. La gravité aussi. Et la verticalité. Enfin le rapport au mur je veux dire. C'est une condition pour qu'il y ait peinture, cette verticalité. Pollock qui travaille pourtant à plat, ou Spoerri avec ses tableaux-pièges conçus horizontalement, redressent ensuite leur travail pour que celui-ci accède au statut de tableau. Ainsi, dans ma peinture, le feu ou une tête ou un mot peuvent «couler», et ce faisant, ce qui est sur le passage de la coulure va se désagréger, s'altérer. La coulure n'étant qu'à moitié maîtrisée, il y a le risque qu'elle traverse un visage ou autre… Ce hasard me plaît. C’est même assez jouissif. Ces coulures me permettent d'éviter à tout prix une trop grande netteté globale qui serait selon moi mensongère, angoissante, trop propre pour être honnête. Et puis, je pense aussi que ce sont des résurgences de ma culture grunge, hardcore, mais aussi d'un côté «brouillon» qui m'a toujours caractérisée.
Le chaos aurait-il donc une vertu?
Oui, à la fois comme état originel, comme soupe primordiale, espace indifférencié, et aussi comme état plastique. Le mot origine se dit en allemand Ursprung, ça dit bien l'idée de jaillissement, de saut, d'un état tourbillonnant. Peut-être que peindre, c'est sauter.
Comment savez-vous quand vous avez atteint le niveau de chaos souhaitable, de jaillissement supportable dans une toile?
Comme tout chaos, il est constitué d'affects très différents les uns des autres, réunis par une sorte de mouvement perpétuel. Cette confusion, ce désordre fait de calme et de tempêtes, ça se circonscrit dans le cadre du drap tendu. C'est assez jungien je m’en rends compte, là, cette obsession de la complétude, essayer de peindre un équilibre de joie et de souffrance. Un peintre (Mais qui? J'ai oublié son nom et le cherche depuis des années) disait: «on ne finit pas un tableau, simplement on l’abandonne». Il y a de ça… Il y a un moment où le mur ne veut plus rien. Et où on a fait tout ce qu'on pouvait à ce moment-là. On peut appeler ça un épuisement. D'un commun accord, la peinture et moi on décide que c'est plié, zou, au séchage.
Les mots, les écritures sont très présents dans vos toiles et certains écrivains sont d’ailleurs des figures centrales de votre série «Idols Asylum».
Oui c'est vrai... Des musiciens, des peintres, des cinéastes, et des écrivains. Kafka, Rimbaud, Nietzsche...
Pourquoi ne pas évoquer votre rapport à la littérature avec l’un de ces écrivains en particulier dont vous avez fait le portrait: l’américaine Flannery O’Connor? Quelle affinité ressentez-vous vis-à-vis d’elle, qui a tant insisté et plaidé en faveur de l’exagération, de l’outrance?
Ce qui m'a éblouie, avec l'œuvre de Flannery, c'est cette compossibilité de la cruauté, l'ultra-violence, et de ce qu'on peut appeler la grâce, une humanité absolue. Outrance, oui... Elle sature aussi pas mal, c'est vrai… Mais il faut cette exagération, je crois, si l'on veut se rapprocher vaguement du réel, qui reste d'une intensité, d'une puissance inégalable. On pourrait y voir une sorte de nihilisme chrétien, avec cette ambivalence violence/grâce, mais c'est plus riche que cela. Et puis j'adore son ironie, son absence de moraline...
Est-ce que ces propos d’O’Connor au sujet de la littérature pourraient correspondre à votre peinture: «l'histoire doit parler pour elle-même: j’entends par là qu’il faut se contenter de la présenter et la laisser vivre ensuite. Il s’agit de laisser son contenu s’exprimer lui-même»?
Ah ça, l'histoire qui parle pour elle-même, la laisser vivre, ça me parle sacrément, oui! Je suis embêtée lorsqu'on me demande pourquoi je peins tel ou tel truc, ou ce que ça veut dire… Il n'y a pas d'histoire dans mes peintures, au sens où il n'y a rien à élucider, malgré l'apparence bavarde, ou encyclopédique de l'ensemble. S'il y a narration, alors elle est mobile, fluide, traversée des récits que le regardeur se fait face à la peinture.
Ce qui nous amène, il me semble, tout naturellement à la musique. Pour reprendre cette notion de mobilité dans votre peinture, est-ce qu’on pourrait la rapprocher du mouvement en musique, d'une forme de tempo?
Oui, à plusieurs niveaux je crois. J'ai grandi dans et avec la musique, car élevée par une mère chanteuse… Et mes peintures d'adolescence étaient très marquées par l'influence de Klee, Rothko, Malevitch, ce rythme, justement. La vibration, les variations, le temps déplié/replié… Et il y a le fait de travailler en musique, la danse face au mur… Une de mes dernières expositions à Bruxelles s'intitulait «Hardcore Psalmoï», manière de dire comme il y a aussi une dimension disons sacrée ou mystique dans l'élan de ces musiques, qui aident à faire le saut de peindre, en tous cas pour moi. Je partage ma vie avec Christophe Guiraud, qui écrit de la musique contemporaine mais qui vient de la noise extrême, et du punk. Alors, évidemment, on retrouve des partitions spectrales dans mes peintures, où j'imite son écriture… Une amoureuse des glyphes comme moi ne peut qu'être exaltée par ce travail de scribe! Il y a dans sa musique une forme d'indécidabilité, d'indiscernable, un déploiement de strates, de transitions, et aussi une recherche de l’éclat. En cela nos pratiques, nos préoccupations disons, sont très similaires.
Iris Terdjiman commence à exposer ses premiers travaux de peinture dès l’âge de dix-sept ans. Par la suite, elle se forme en philosophie de l’art à l’université et enseigne les arts plastiques pendant sept ans en Zone Education Prioritaire dans la région parisienne. Parallèlement, durant cette période, elle mène une activité de plasticienne vidéaste. En 2015, elle revient à la peinture et décide de s’y consacrer entièrement. Depuis, expositions personnelles et collectives se succèdent en France, Italie et Belgique. Elle est la fondatrice, avec le compositeur Christophe Guiraud, de UNEARTH, un laboratoire de création pluri-disciplinaire. Poésie et philosophie accompagneront son prochain livre.
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