Média indocile – nouvelle formule

Actuel


PARTAGER

La guerre finira tôt ou tard. Sur une victoire de l’Ukraine? Elle a des raisons de l’espérer au vu de la situation actuelle. Totale, y compris la récupération de la Crimée? Peu probable. Au prix de quelques renoncements? C’est vraisemblable. A voir. Mais l’Europe doit déjà s’interroger sur ce que sera ce grand pays quand les armes se tairont.



Les Européens de l’ouest déverseront des centaines de milliards pour la reconstruction. Les Américains aussi, mais probablement moins empressés qu’ils le sont aujourd’hui à financer des armements made in USA. Cependant il ne suffira pas de réparer les maisons et les infrastructures. Il s’agira d’aider l’Etat à assainir une économie encore aux mains des oligarques, discrets pour l’heure mais restés fort puissants. Au Parlement, dans les médias, aux postes clés de l’économie. Ils sont actuellement muselés par la concentration du pouvoir dictée par la guerre mais ils attendent leur heure. Il conviendra aussi d’amener ce pays à combattre enfin les inégalités sociales monstrueuses. Faute de quoi les réfugiés qui ont fui la guerre et aussi parfois la pauvreté ne rentreront pas chez eux, d’autres continueront d’affluer. 

Voir la réalité en face, c’est prendre en compte aussi les blessures multiples, anciennes et profondes qui marquent ce peuple. Le rejet de la culture russe par le pouvoir de Kiev, commencé il y a une dizaine d’années, est toujours plus fort. A Odessa, on corrige l’histoire au bulldozer en cassant la statue de l’impératrice Catherine II, fondatrice de la ville. Partout on purge les bibliothèques. Une jeune femme résume ainsi le déchirement: «Je fais des efforts pour mieux parler l’ukrainien et désapprendre le russe.» Il est illusoire de croire qu’une telle politique ne suscitera pas, demain, des tensions extrêmes, des soubresauts inattendus et des drames.

Il est d’autres blessures, historiques, dont les cicatrices pourraient faire mal à nouveau. Même si on préfère les ignorer aujourd’hui. Pendant l’occupation allemande, entre 1941 et 1945, plus d’un million de Juifs ont été massacrés en Ukraine. Par les nazis, avec l’aide et souvent à l’initiative de la mouvance ultra-nationaliste inspirée par le fameux Stepan Bandera, «héros national» honoré aujourd’hui encore. Ce que l’on rappelle moins encore: ces mêmes bandes, farouchement antisémites, puis antisoviétiques, s’en prirent aussi à large échelle aux Polonais, encore nombreux dans l’ouest du pays. Ils furent pourchassés, humiliés et liquidés jusque dans les villages de Volhynie. Ceux-ci avaient aussi, il est vrai, massacré un certain nombre de paysans ukrainiens. Quoi qu’il en soit, ces horreurs récentes restent dans les mémoires. Même si leur évocation est taboue aujourd’hui. 

L’historien français Marc Sagnol, germaniste, parlant le russe, familier du polonais et de l’ukrainien, a parcouru maintes fois, récemment encore, la Volhynie, théâtre principal, avec Kiev, de la Shoah par balles et du massacre des Polonais. Il publie un livre étonnant, d’inspiration littéraire: Voyage en Europe extrême, l’Ukraine. Qui commence avec les souvenirs de Balzac en visite auprès de sa bien-aimée, la comtesse Hanska. Il y évoque les frontières qui divisaient cet espace, entre la Pologne, l’empire austro-hongrois et l’empire russe. Sagnol s’attarde particulièrement à Lviv, ou Lvov, Lemberg l’autrichienne, Lwow la polonaise, la ville qui changea tant de fois de nom, où vivaient autant de Juifs que de Polonais et d’Ukrainiens. Où eut lieu l’un des premiers pogroms, en juillet 1941, déclenché par les milices nationalistes ukrainiennes, le bataillon «Nachtigall», formé par la Wehrmacht et l'OUN de Bandera. Les Juifs étaient accusés d’avoir soutenu l’occupation soviétique de 1939 à 1941, avant l’arrivée des Allemands. «Tuez tous les youpins, ce sont tous des bolcheviks», lisait-on sur les murs.

Dans un récit serein, documenté par la littérature et les rencontres, Sagnol nous emmène vers «un lieu qui n’existe pas», Huta Pienacka, qui ne figure sur aucune carte. Dans une campagne perdue, quasiment sans routes, aux environs de Brody. Ce n’est qu’en 2005 qu’une plaque commémorative y a été déposée, rédigée en polonais et en ukrainien: «A la mémoire des mille Polonais qui reposent ici, habitants du village de Huta Pienacka et des hameaux environnants, assassinés le 24 février 1944. Le village brûlé a cessé d’exister. Qu’ils reposent en paix.» Aucune mention des auteurs de ces crimes. Et pour cause. La division SS de Galicie et les nationalistes de l’UPA des villages environnants. L’écrivain Wlodzimierz Odojewski évoque l’épisode dans son livre Oksana, l’Ukrainienne le forfait des «Banderovsky», des «Bandéristes»: « Ils bouclèrent le village… puis se mirent à tirer avec des mitrailleuses automatiques et un canon de campagne… Ils poussèrent les gens vers les étables, vers l’église. Et ils y mirent le feu.» Le petit monument commémoratif a été vandalisé en 2017. Les graffitis («Mort aux Polaks», «Hors d’Ukraine fils de putes») étaient assortis de croix gammées, de tridents ukrainiens et de la fameuse rune du loup (Wolfsangel), emblème de la division SS Das Reich et aujourd’hui du bataillon nationaliste Azov. 

Ces épisodes ne figurent pas dans les livres d’histoire ukrainiens. Mais les plaques et statues à la gloire de Stepan Bandera et de son bras droit Jaroslav Stetsko (leader de l’OUN; organisation des nationalistes ukrainiens, de 1968 à1986) figurent en bonne place dans maintes villes. Cette mouvance est certes minoritaire dans le pays, du moins hors de Lviv. Mais elle reste très présente dans les forces armées et influente dans les rouages du pouvoir de Kiev. De quel poids sera-t-elle dans l’Ukraine de demain? Il est permis de se poser la question. Même si la Pologne est ardemment engagée aux côtés de la nation agressée par le grand ennemi russe, même si aujourd’hui Israël préfère évoquer Auschwitz que les pogroms de Lviv ou de Babi Yar, dans le souci de ménager quelque peu toutes les parties au conflits, y compris la Russie.

Ce sera aux authentiques démocrates ukrainiens de se faire entendre. L’avenir d’un pays se dessine dans les fracas du présent. Et aussi dans ce qu’il fait, ou ne fait pas, de sa mémoire.


«Voyage en Europe extrême, l’Ukraine», Marc Sagnol, Editions du Cerf, 448 pages.

«Oksana, l'Ukrainienne», Wlodzimierz Odojewski, Editions Noir sur Blanc, 384 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

3 Commentaires

@willoft 13.01.2023 | 21h14

«Demain, l'Ukraine ne sera plus, comme l'Occident»


@willoft 13.01.2023 | 21h18

«Cher Monsieur Pilet, vous êtes de la vieille école, comment pensez-vous que l'Europe, qui vous est si chère, va tirer ses marrons du feu, dites-moi?»


@bouc 14.01.2023 | 17h07

«Enfin une analyse qui nous invite à réfléchir à l'après-guerre. On pourrait citer aussi le général suisse Henri Guisan, qui déclarait les 8 et 11 juillet 1945 (respectivement à la Société de Zofingue et aux collégiens lausannois): "L'armistice n'est pas la paix. Et la paix elle-même le sera-t-elle? Elle ne saurait être, en tout cas, l'œuvre des seuls vainqueurs, de ceux qui apposeront leurs signatures au bas d'un traité." (Édouard Chapuisat, "LE GÉNÉRAL GUISAN", Lausanne, Payot, 1949); ce qui valait après la Seconde Guerre mondiale ne vaut pas moins aujourd'hui: on ne doit pas seulement espérer la défaite des ignobles gouvernants russes actuels, mais repenser nos rapports avec les pays issus de l'ex-URSS dans une optique d'évolution, de coopération et d'intégration à une Europe fondée sur le respect mutuel, la culture commune et les droits humains, ce que nos dirigeants ont trop négligé après la chute du Mur de Berlin.
Luc Recordon»


À lire aussi