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Culture / Le poète Eluard à travers ses ombres rouges


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Il y a 70 ans, le 18 novembre 1952 à 9h du matin, le cœur de Paul Eluard cessait de battre. Il palpite encore et toujours dans le corps de ses poèmes voués à l’amour sous toutes ses formes. Amour de la femme se prolongeant en amour de l’humanité. Voilà Eluard côté lumière. Mais tout soleil a ses ombres, rouges en l’occurrence.



Paul Eluard – nom de plume d’Eugène Grindel – gît actuellement en ce purgatoire que, paraît-il, toutes les âmes littéraires doivent affronter après leur trépas. Concernant l’auteur de Capitale de la Douleur, ce purgatoire risque fort de se prolonger du fait de sa qualité – si, du moins, elle en est une – de poète, ce qui est aujourd’hui du dernier mal vu. Et mal lu.

Emotion au Père-Lachaise

Pourtant, la poésie d’Eluard résonne d’un chant frais, vif et doux aux oreilles adolescentes… Pâques 1967, un ado genevois mal dégrossi a gagné Paris en autostop avec copine et copains pour y sentir l’air que les surréalistes avaient respiré.

Le voilà arpentant le cimetière du Père-Lachaise sous un soleil qu’une averse vient d’aiguiser. Il est comme submergé par cette avalanche de morts célèbres et ignore où ses pas le mènent dans ce dédale des grandes dépouilles.

En cheminant, il lit le recueil de Paul Eluard Capitale de la douleur, ouvrage suivi par L’amour La Poésie. La lecture d’un poème étant achevée, l’ado lève la tête et se trouve pile devant une sobre stèle rectangulaire aux coins supérieurs biseautés portant ces seules inscriptions: «Paul Eluard 1895-1952». «Hasard objectif», aurait dit Breton. «Synchronicité», aurait ajouté Jung. Emotion vive et persistance pour le «mal-dégrossi», 55 ans après cette rencontre où le poème lu venait de s’incarner via la tombe de son auteur.

A corps et cœur perdus. Et retrouvés

L’amour La poésie, Paul Eluard leur a voué sa vie, à corps perdus parfois, mais retrouvés toujours. Son existence et son œuvre sont inséparables de trois femmes: Gala, Nusch et Dominique.

Malade des poumons, Paul Eluard se rend régulièrement en Suisse, véritable sanatorium de l’Europe. A Glion et à Clavadel près de Davos, notamment. C’est dans cette station des Grisons qu’il rencontre en 1914 Helena Diakonova, dite Gala, une Russe de 18 ans issue de la bourgeoisie intellectuelle moscovite qui, comme lui, soigne sa tuberculose.

Amour foudroyant. La jeune fille est étourdissante de culture, d’impétuosité et d’ambition. Elle l’encourage à écrire et prend son destin en main ferme. «Je suis votre disciple», écrira Eluard sous le dessin que Gala a tracé de lui.

Lorsque Paul atteint sa majorité, le couple se marie en 1917 à Paris. Un an plus tard, naissance de leur fille Cécile.

Gala et son mari se plongent dans le Paris d’avant-garde de l’immédiat après-guerre, une avant-garde qui voue au rebut cette société qui a sombré dans l’inhumanité pour tous et la rapacité par quelques-uns. La sagesse bourgeoise nous a-t-elle menés au massacre? Alors, vive la folie!

Troublants «trouples»

Eluard rencontre André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, Benjamin Péret et d’autres qui participent tout d’abord à Dada avant de créer le mouvement surréaliste qui va bouleverser les âmes, bien au-delà de l’art et de la littérature.

Paul Eluard se lie d’amitié avec l’un des peintres majeurs du surréalisme, Max Ernst. Mais celui-ci se lie d’amour avec Gala! Eluard surmonte d’abord sa souffrance. Ne prône-t-il pas l’amour libre? Et puis, Max Ernst demeure l’ami très proche.

Dans la jeune Russie soviétique, un autre «trouple» vit en état de poésie, celui formé par les indéfectibles amis Vladimir Maïakovski et Ossip Brik avec la femme de ce dernier, Lili Brik, sœur d’Elsa Triolet, muse d’un autre poète cofondateur du mouvement surréaliste et ami d’Eluard, à savoir Louis Aragon.

Auto-escamotage resté mystérieux

A Moscou comme à Paris, le ménage à trois n’est pas facile à vivre. Paul Eluard souffre de plus en plus ouvertement. C’est à cette époque qu’il met la dernière main à l’un de ses chefs-d’œuvre, Capitale de la Douleur. Avant d’en terminer la dernière partie, il s’embarque brusquement à Marseille le 24 mars 1924, sans rien dire à personne, pour une destination inconnue. 

Dans le Paris surréaliste, la nouvelle subjugue. Eluard partirait-il sur les traces de Rimbaud, le héros du groupe? On s’inquiète aussi. Juste au moment de sa «disparition», paraît son recueil Mourir de ne pas mourir que Paul Eluard dédicace ainsi: Pour tout simplifier, je dédie mon dernier livre à André Breton. P.E. 

Le poète et journaliste Jean Bernier se fait l’écho de cette inquiétude dans un article paru en septembre 1924 à la revue Clarté (note critique du premier tome de la Pléiade consacré à Paul Eluard).

Tout aussi mystérieusement qu’il est parti, Paul Eluard revient à Paris en octobre 1924 sans avertir quiconque, sinon André Breton par un billet où il lui fixe rendez-vous au Cyrano, le café de prédilection des surréalistes.

Il ne s’expliquera jamais sur son «auto-escamotage». Les mystères vont bien au teint des poètes.

Et Nusch surgit…

L’amour avec Gala prend l'eau de toutes parts. En 1928, elle quitte Max Ernst et Paul Eluard pour jeter son dévolu sur un jeune peintre surréaliste, Salvador Dali, de dix ans son cadet. Nouvelle douleur capitale pour le poète.

Deux ans plus tard, il se promène avec René Char dans les rues de Paris en quête d’une muse qui ressemblerait à la Nadja d’André Breton. Eluard la trouve en la personne d’une jeune Alsacienne aux yeux rêveurs: Nusch Benz qu’il épousera en 1934.

Le sexe demeure toujours libre. Mais l’amour restera fortement ancré entre le poète et son amante épousée. La situation de Nusch illustre bien le rôle de la femme vu par les surréalistes mâles: une muse que l’on célèbre, une amante que l’on adore mais qui est priée de rester sur son piédestal.

La mort soudaine de Nusch d’une hémorragie cérébrale – qu’il apprend lors d’un de ses nombreux séjours en Suisse – propulse Paul Eluard au sommet du désespoir. A cette altitude, il écrira le poème Le Temps déborde qui paraîtra sous ce titre et sous le pseudonyme de Didier Desroches:

«Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six 

Nous ne vieillirons pas ensemble 

Voici le jour 

En trop: le temps déborde.

Mon amour si léger prends le poids d’un supplice.»

La veille du décès de Nusch, le poète avait écrit le poème En vertu de l’amour qui se termine par ces deux vers:

«J’ai donné sa raison, sa forme, sa chaleur

Et son rôle immortel à celle qui m’éclaire.»

Amour ultime

Paul Eluard sortira de ce tunnel de souffrance en rencontrant celle qui sera sa veuve au nom prédestiné, Dominique Lemort. Elle éclairera ses dernières années. Et figure notamment dans l’un des plus beaux poèmes d’Eluard Le Château des Pauvres. C’est par lui que le poète exprime le mieux ce qui a tissé le fil de sa vie: le prolongement de l’amour pour une femme vers l’amour pour chaque être humain, comme l’illustrent ces vers:

«Si notre amour est ce qu’il est 

 C’est qu’il a franchi ses limites.»

Un an après leur mariage, une crise cardiaque emporte Paul Eluard. Le gouvernement français lui refuse les funérailles nationales pour cause de guerre froide. Le Parti communiste français (PCF) palliera la défection officielle en enterrant le poète au Père-Lachaise dans cette pompe soviétique qui tient du culte des morts.

Ode à Staline

C’est donc les ombres rouges de Paul Eluard qu’il faut maintenant affronter. Communiste, le poète le fut tout d’abord par éclipse. Avec les principales figures du surréalisme, il adhère au PCF en 1927. Mais le groupe se rend vite à l’évidence, le Parti communiste – qui suit alors une ligne très ouvriériste – n’a nul besoin de lui. En outre, André Breton prend très rapidement la mesure de l’emprise que Staline fait peser sur l’Union soviétique et sur tous les partis affiliés à la IIIème Internationale. Il ne se départira jamais de son antistalinisme. Breton et ses camarades quittent donc l’orbite moscovite, dont Paul Eluard qui est exclu du PCF en 1933.

Aragon reviendra rapidement dans le giron communiste après sa rupture avec André Breton. Paul Eluard, lui, attendra plus longtemps. Il reprend la carte du PCF, alors clandestin, en 1942 dans le contexte de la Résistance à laquelle le poète participe activement.

Après la Libération, Eluard commet des poèmes à la gloire du Petit Père des Peuples qui, c’est peu de le dire, font honte à son génie. Cet extrait du poème Joseph Staline vaut son pesant de faucilles et de marteaux:

«Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur

La confiance est le fruit de son cerveau d’amour

La grappe raisonnable tant elle est parfaite.»

La grande ombre de Zavis Kalendra

Mais il y a pire. L’épisode est narré par l’un des derniers membres du groupe surréaliste, feu Alain Joubert, dans un article de la revue En attendant Nadeau daté du 11 février 2020.

Lors d’un voyage en Tchécoslovaquie au cours des années 1930, André Breton et Paul Eluard deviennent amis d’un jeune écrivain tchèque membre du groupe surréaliste local, Zavis Kalendra. Après avoir été déporté par les nazis dans les camps de Ravensbrück, puis de Sachsenhausen pour faits de résistance, Kalendra est emprisonné par les staliniens pour appartenance à un imaginaire groupe trotskiste. Soumis à la torture, il se livre à des aveux tout aussi imaginaires qui le conduisent au premier procès stalinien de Prague en juin 1950.

André Breton mène une campagne active pour sauver de la corde leur ami commun et interpelle à cet égard Paul Eluard dans les colonnes du quotidien Combat. Glaçante sera la réponse d’Eluard dans le journal communiste Action le 19 juin 1950: «J’ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence, pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité».

Une semaine plus tard, Zavis Kalendra est pendu à la prison de Pankrac à Prague. L’amour de l’humanité a bifurqué vers l’enfer.

Des ombres, les humains en sont nimbés, tous. Les saints n’existent que sur les calendriers. Des ombres rouges, brunes, bleues, noires, blanches. Elles collent à la peau des écrivains, ceux que l’on aime et les autres. Ces ombres filtrent la lumière mais lorsque celle-ci a l’intensité de la vie, elle les transperce. Sans jamais les dissiper tout a fait. 

Eluard, quoiqu’il en soit et quoiqu’il m’en coûte, tu murmures toujours à mon oreille, comme ce perpétuel matin de Pâques au Père-Lachaise.


Paul Eluard en Suisse

Pour soigner ses poumons aux Grisons, pour voir ses amis à Genève dont l’éditeur d’art Albert Skira, Paul Eluard a régulièrement séjourné en Suisse où il d’ailleurs été édité à la Baconnière. 

En consultant ses œuvres complètes parues dans La Pléiade, on tombe sur ce poème de jeunesse, Chillon, le vieux manoir…, écrit en 1913, où Paul Eluard met ses pas dans ceux de Byron, auteur du poème Le prisonnier de Chillon. En outre, au mois de février 1952, la journaliste Lyne Anska a interviewé à Radio-Genève Eluard lors d’un de ses passages à l’occasion d’une conférence (à écouter ici).

«Chillon le vieux manoir, sommeillait dans l’eau claire

Et sur le lac d’azur mettant sa note sombre

Le profil de ses tours se dessinait dans l’ombre

Eveillant en moi une idée téméraire.

 

Je voyais sortir des murs, profond sanctuaire

Bardés d’or et d’acier des chevaliers sans nombre

Qui partaient sur les flots la route sans encombre

Laissant derrière eux un élan sanguinaire.

 

Mais les murs s’écroulant, j’aperçus enchaîné

Bonivard qui souffrait, étendu sur la pierre

Et je me révoltais devant la cruauté 

C’était l’heure où l’homme achève sa prière

Et j’entrevis Biron, chantant la liberté.»

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Philippe37 25.11.2022 | 15h16

«...je crois que les grands revirements idéologiques restent à vivre, à venir. Ceux d’Eluard et quelques autres feront figure modeste !»


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